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calme et heureux comme un souverain qui parcourt ses domaines. Tout autour de ce plateau régnait l’abîme. Il formait le dôme d’une plaine placée à soixante ou quatre-vingts pieds au-dessous de nos chasseurs. En fermant le passage à l’ours, il fallait qu’il fût tué sur le plateau ou qu’il roulât au fond du précipice, à moins cependant qu’il n’éventrât ses deux ennemis. L’événement allait décider. Il était convenu d’avance entre le baron et le capitaine La Coche que des Adrets irait se placer entre le plateau et la montagne, afin de couper la retraite à l’ours, et que le capitaine l’attaquerait à coups d’arbalète. Dans tous les cas cependant, le baron devait, cela va sans dire, venir aussi en aide à son compagnon en décochant le plus de flèches qu’il pourrait contre la bête.

Deux hommes pareils attaquant un ours, l’issue ne semblait pas douteuse. Quand l’animal ne fut plus qu’à vingt pas environ, le capitaine La Coche se démasque et vise ; le baron, non moins leste, s’est déjà emparé du passage qui forme détroit entre le plateau et la montagne. La première flèche du capitaine traverse l’oreille de l’ours, qui pousse un léger cri et s’élance contre son adversaire. Une seconde flèche le blesse au côté, ce qui ne l’empêche pas d’avancer toujours sur le capitaine, prodigieusement étonné, non de sa maladresse, car il a toujours atteint l’animal, mais de son malheur. Un peu ému, il lance rapidement un troisième trait à cinq pas de l’ours ; mais la défiance du tireur fait cette fois dévier le coup, et la flèche s’engage dans les longs poils du ventre sans léser le cuir. L’ours tombe alors sur lui avec ses hurlemens, ses yeux rouges, sa bave, sa langue écarlate et fourchue, et le menaçant d’une meurtrière accolade. Se voyant perdu et sans moyen de fuir, le capitaine La Coche, qui n’a que le temps de jeter son arbalète et de tirer son coutelas, crie au baron des Adrets : A mon aide ! Le baron ne bouge pas ; il reste immobile, il regarde, il ne touche pas à la corde de son arbalète. L’ours, qui va toujours son train, serre, presse, étreint contre lui le capitaine La Coche en roulant au bord du plateau, et si vite, si pesamment, que le malheureux chasseur n’a pas le geste assez libre pour lui enfoncer sa lame dans le cœur. Épouvanté, désespéré, étouffé par la pression, par l’haleine chaude de la bête, il peut à peine crier : A mon aide ! à mon aide ! Mais l’homme, l’ours, le cri, le hurlement, arrivés au bord du plateau, tombent dans l’espace, dans l’espace effrayant, que le baron, accouru pour être témoin de cette chute, mesure d’un regard plein d’une joie féroce.

Voilà un des plus voluptueux momens de sa vie : en retrouvera-t-il jamais d’aussi beaux ? Un homme lancé dans l’espace et étouffé par un ours. Pendant plusieurs minutes, il se délecta de la vue du capitaine La Coche se débattant entre les griffes de l’ours et celles de la mort au fond du glacier. Mais, des deux ennemis, quel est donc celui qui se relève, se secoue, gagne un sentier de la montagne à travers la neige et,