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La réputation et l’influence du pauvre marabout s’accrurent bientôt au point de faire ombrage au glorieux Mouleï-Ismaël, sultan du Maroc. Ce prince, de concert avec les grands de l’état, chercha l’occasion de perdre l’élu de Dieu. Aïssa s’était établi avec ses quarante apôtres à quelques lieues de Meknès, dans un lieu nommé Hameria, qui, jusqu’alors inhabitable, était devenu tout à coup un séjour délicieux. Irrités plutôt qu’émus de ce nouveau prodige, les agens de l’empereur vinrent signifier au marabout l’ordre de quitter sa résidence. — « Votre maître agit selon son droit, répondit Aïssa sans s’émouvoir ; mais allez lui dire que je suis prêt à lui acheter, non-seulement Hameria, mais la ville de Meknès et toutes les terres qui en dépendent. » Cette offre, de la part d’un homme très pauvre, semblait une injure faite à la majesté du sultan. On s’en réjouit, croyant y trouver le prétexte qu’on cherchait pour châtier l’insolent. On lui fait donc demander, pour prix de la vente, une somme colossale, supérieure à tout ce que les trésors de l’état auraient pu fournir, et en même temps on lui signifie qu’il sera sévèrement puni s’il ne remplit pas ses engagemens. Le marabout accepte néanmoins. Au jour convenu pour la conclusion du marché, le sultan, suivi de ses officiers et des euléma, se rend à Hameria. « Voici le contrat de vente, dit le despote au pauvre homme ; à ton tour maintenant de t’acquitter. — Vous allez être satisfait, » répond humblement Aïssa. Il frotte avec la paume de la main un olivier à l’ombre duquel le prince et les courtisans sont assis, et aussitôt une pluie de pièces d’or qui se détachent du feuillage tombe au milieu du cercle. On ramasse, on compte les pièces, et on trouve une somme trois fois supérieure au prix demandé. — « À mon tour de vous chasser, habitans de Meknès, s’écrie le saint en se redressant fièrement, car à cette heure vos maisons, vos palais, vos terres, sont ma propriété. » Il n’était que trop vrai. Les assistans, l’empereur lui-même, s’humilient devant l’homme de Dieu. On le supplie de ne pas user de ses droits à la rigueur. — « J’y consens, répond Sidi-Aïssa, mais à une condition : c’est que chaque année, à partir du douzième jour du mois de maouled[1], tous les habitans de Meknès, à l’exception de mes khouan, devront rester chez eux pendant sept jours. Ils s’exposeront aux peines les plus sévères, si on les surprend dans les rues. Mes frères seuls auront le droit d’y paraître et de vaquer à leurs affaires. C’est une condition que j’impose à perpétuité, et à l’exécution de laquelle tout sultan, tout magistrat de la ville devra veiller à l’avenir. » La proposition fut acceptée comme un bienfait. Un contrat, rédigé dans ce sens, reçut immédiatement le cachet du sultan et la

  1. Ce mois de maouled, appelé par les Turcs rabi-el-ououel, est le troisième de l’année musulmane. Le douzième jour de ce mois est l’anniversaire de la naissance de Mahomet.