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au jour le jour de leur travail est au moins égale. Un dixième peut-être serait à ajouter pour les domestiques, les invalides, les mendians, les repris de justice. Dans ces diverses catégories, qui comprennent quatre cinquièmes de la nation, combien compterait-on d’individus assez riches de leurs économies pour entrer en ménage sans imprudence ? Ces millions d’ouvriers qui vivent tant bien que mal aujourd’hui, savent-ils si demain un caprice de mode, une révolution industrielle ne les laissera pas sans ouvrage, si la concurrence ne réduira pas leurs salaires, si une infirmité ne les éloignera pas de l’atelier ? Dans les idées de Malthus, ils seraient bien coupables d’entrer en ménage avec une telle incertitude de pouvoir préserver de la misère les enfans qu’ils mettraient au monde. J’ai eu occasion de constater, par l’élévation du terme de la vie moyenne à Paris, que cette ville, prise dans son ensemble, est dans une prospérité exceptionnelle. Néanmoins l’aisance y est répartie d’une façon si inégale, que plus du tiers des habitans périssent à l’hôpital. Si tous ceux qui ont cette triste perspective s’abstenaient du mariage, le chiffre des naissances, diminué d’un tiers, tomberait bien au-dessous de celui des décès, et peu d’années suffiraient pour transformer en désert la brillante métropole de la France.

Il règne, je le sais, dans les classes malheureuses, une imprévoyance bien funeste pour elles ; mais cette imprévoyance me semble être une loi providentielle, une condition de durée pour les peuples. Il est peut-être bon qu’il y ait au fond de chaque société une grande multitude qui suive les impulsions de la nature, sans trop s’inquiéter du sort des enfans qui viennent au monde. Le nom de prolétaires donné par les anciens à cette classe d’hommes démontre qu’on avait compris dès-lors leur rôle dans les sociétés. Cette foule vivace est comme le réservoir destiné à maintenir le niveau de la population. Si elle n’infiltrait pas sans cesse un sang nouveau dans les autres veines populaires, la vitalité nationale s’épuiserait. Non-seulement les fruits du prolétariat, les enfans sans nom et sans lendemain, sont utiles pour remplir les cadres des armées, pour accomplir dans les campagnes, dans les ateliers, dans l’intérieur des familles, ces travaux pénibles ou répugnans auxquels on se refuse dès qu’on n’y est pas contraint par la misère ; ils ne sont pas moins nécessaires pour renouveler le sang des classes favorisées. C’est un fait incontesté que toutes les aristocraties, même l’aristocratie bourgeoise, sont impuissantes à se perpétuer, et que, malgré leurs instincts conservateurs, elles ne parviennent à se conserver elles-mêmes qu’en se recrutant sans cesse au sein de la foule déshéritée.

Constatons un fait dans lequel nous avons chance de trouver la solution du grand problème : le contraste de la décroissance des familles riches et de la multiplication des familles pauvres. Le fait a d’abord été observé dans les petits états aristocratiques, où le nombre des patriciens