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du XVe siècle. Comme une autre Hécube, la reine Éléonore nous fait ressentir, à travers ses angoisses et ses larmes, les malheurs de ses enfans. Pour rappeler encore l’antiquité, le dénouement est renfermé dans un long récit, qui est plein des plus beaux traits épiques, et que suit la mort de la reine-mère. Enfin, au prologue, où a figuré Boccace, est opposée une sorte d’épilogue, où la Fortune s’avance, accompagnée des grands rois du temps passé, et s’efforce de consoler les infantes et les reines par l’annonce des prospérités à venir. Cette prophétie, faite avec tout l’enthousiasme du patriotisme espagnol, frappe d’autant plus, qu’à l’insu du poète, et certainement sans qu’il ait pu assister à cet événement, l’héritier de l’un des rois battus par Alvar de Luna, Ferdinand-le-Catholique, réunit bientôt tous les royaumes divisés de l’Espagne dans la main d’un petit-fils d’Éléonore d’Albuquerque.

Voilà une véritable tragédie historique, écrite au milieu du XVe siècle bien avant tous les essais classiques qui passent pour avoir donné naissance au théâtre moderne. Comme dans les tragédies latines que Mussato composait en Italie avant la naissance de Pétrarque, comme dans celles plus anciennes peut-être que conservent les manuscrits de la bibliothèque Saïbante de Vérone, on rencontre, dans l’ouvrage vraiment remarquable de l’auteur espagnol, beaucoup plus de narrations épiques, beaucoup plus de plaintes lyriques, que de ces mouvemens et de ces passions qui font, à nos yeux, le principal mérite du drame. À cette inexpérience des effets scéniques, et sous cette forme mêlée de la chanson et de l’épopée, qui ne reconnaîtrait le système et l’œuvre des troubadours ? C’est cette même naïveté élégante et fière tout ensemble qu’on a dû admirer dans les tragédies provençales composées sur la reine Jeanne de Naples, et dont je ne saurais me défendre ni d’affirmer la réalité, ni de regretter la perte.

Si, à l’âge où les opinions se réforment encore aisément, M. Fauriel avait connu les monumens curieux que renferment les manuscrits espagnols, sans doute il ne se fût guère plus laissé émouvoir par l’absence de nos tragédies provençales qu’il n’a été arrêté par la rareté des romans provençaux. Comme il a retrouvé, avec l’épopée des méridionaux, un premier âge de leur génie, de même, j’aime à le croire, il aurait pensé à en étudier un troisième âge, consacré à un certain développement dramatique. S’il avait pris ainsi à la fin de la poésie provençale cet intérêt de curiosité et d’érudition qui l’a porté à en renouveler les commencemens, il aurait bien fallu qu’il donnât à l’époque intermédiaire des troubadours la considération qu’elle mérite. Il eût fait de cette manière une œuvre complète, et personne plus que lui n’était capable de dire, avec une hardiesse ingénieuse et mesurée, le dernier mot d’une science qu’il a véritablement inaugurée. Né pour explorer les origines, il a été trop frappé du premier résultat qu’il obtenait de leur étude ; il s’y est trop complu, et a perdu la meilleure occasion de montrer toute leur importance, en négligeant de faire voir quelle lumière elles répandaient sur toute la série des monumens postérieurs. Quoique sa vie ait été pleine, laborieuse et modeste, il n’a pas vécu assez pour compléter, par l’examen des matériaux qui se produisent maintenant de toutes parts, les idées même sur lesquelles il avait porté tout l’effort de sa pensée. Il n’a pas connu sous toutes ses faces et dans tous ses accidens cette question de l’épopée provençale qu’il avait si heureusement posée, ou, lorsqu’il l’a entrevue tout entière, il n’a plus eu le temps de la traiter de nouveau. Cherchant toujours la solution de ce problème