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cette fugitive ivresse que, dans le langage populaire, on appelle le seul plaisir des pauvres gens. Non, Malthus n’a pu dire vrai ; il n’est pas possible que la pauvreté soit un délit aux yeux de la Providence. S’il n’y avait d’autres préservatifs contre la famine que d’éteindre l’instinct de la reproduction chez tous ceux qui ont le malheur d’être pauvres, il faudrait désespérer des sociétés humaines.

Le conseil du philosophe anglais a un premier tort, celui d’être inutile, parce qu’il s’adresse précisément à la multitude qui ne peut pas le comprendre. Malthus lui-même l’a reconnu avec la franchise qui éclate dans toutes les pages de son livre. Après avoir dépeint le bonheur d’un état social où la contrainte morale serait généralement observée, il ajoute découragé : « Je ne crois pas que, parmi mes lecteurs, il s’en trouve beaucoup qui se livrent moins que moi à l’espoir de voir les hommes changer généralement de conduite à cet égard. » L’observation de la continence dans le célibat ou dans le mariage est une vertu trop au-dessus des instincts vulgaires de l’humanité. Le triomphe sur les sens est si laborieux, qu’il semble ne pouvoir être obtenu sans le secours de l’exaltation religieuse. Voilà donc la vertu que vous prêchez à la foule, trop ignorante pour lire vos livres, trop démoralisée pour apprécier vos avis, trop exténuée pour se résister à elle-même ! Autant vaudrait conseiller la santé à des malades, la raison à des insensés. Dans l’introduction où M. Rossi essaie d’atténuer avec son habileté merveilleuse les sentences de Malthus, l’unique soulagement qu’il présente aux indigens se réduit à leur recommander « un travail incessant, l’esprit d’ordre et d’économie, une prudence inébranlable, une haute moralité. » Cette conclusion n’appelle-t-elle pas une variante au mot de Figaro ? et, au luxe de vertus qu’on exige du pauvre, n’est-on pas tenté de demander combien de millionnaires seraient dignes d’endosser la casaque du mendiant ?

Admettons que les classes inférieures soient capables de comprendre et de pratiquer les préceptes de Malthus. Sait-on combien le nombre des mariages serait réduit, si tous ceux qui n’ont pas la perspective de pouvoir suffire à l’entretien d’une famille s’abstenaient de prendre femme ? Que l’on décompose les élémens d’une société, et on sera épouvanté du petit nombre d’individus qui y trouvent sécurité pour l’avenir[1]. En réalité, elle n’existe que pour ceux qui ont un capital transmissible. Les journaliers employés aux travaux de la campagne forment à peu près la moitié de la population mâle, soit 50 pour 100. Les ouvriers en bois, en fer, en cuir, en étoffes, en pierres, en comprennent environ 20 pour 100. Dans le sexe féminin, la proportion des personnes qui vivent

  1. Ce travail a été fait pour la population parisienne. Voyez la livraison de la Revue des Deux Mondes du 15 février 1845.