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déclaré que l’auteur suivi par lui était un nommé « Kyot, Provençal, qui avait écrit son poème en français[1]. » Voilà, s’écrie M. Fauriel, les Provençaux qui, de l’aveu des contemporains, vers la fin du XIIe siècle, ont écrit leurs poèmes dans l’idiome du nord de la France ! Il ne fixe qu’un instant son attention sur ce nom assez étrange de Kyot, où il a raison de voir une forme germanisée de Guyot. Le nom de Guyot est en effet assez célèbre dans l’histoire littéraire du moyen-âge ; mais il appartient à un poète dont la biographie bien connue n’aurait pas dû permettre la méprise. Un trouvère le portait qui, vivant à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, entreprit le pèlerinage de Jérusalem, parcourut l’Europe, et dut se faire connaître des Allemands non-seulement par ses voyages, mais surtout par le poème de la Bible, où l’auteur, quoique bénédictin, avait composé la satire des princes et des moines de son siècle. Ce trouvère, qui, malgré sa réputation, semble avoir été ignoré de M. Fauriel, était d’une ville dont le nom, ordinairement joint au sien, a pu aisément tromper un Allemand du XIIIe siècle. Il s’appelait Guyot de Provins. Wolfram, entendant ce nom et étant peu édifié sur la géographie de la France, a facilement changé Guyot de Provins en Guyot de Provence, et c’est ainsi qu’il a pu dire qu’un Provençal avait écrit un poème en français. Il mettait d’autant moins de soin à vérifier sa propre assertion, que les épiques du moyen-âge, habitués par une vieille tradition à défigurer les sources où ils puisaient, citaient ordinairement les noms qui pouvaient le plus accréditer leurs ouvrages, et non pas ceux des véritables auteurs, qu’ils ne copiaient jamais sans les altérer beaucoup. Gardons-nous donc bien, d’après le témoignage corrigé de Wolfram, d’attribuer à Guyot de Provins un Perceval sur lequel nous n’avons pas d’autres indications ; il faut seulement nous étonner que M. Fauriel ait pu se laisser égarer par une erreur géographique, ajoutée légèrement à une supercherie qu’il a lui-même relevée si souvent, avec raison, dans d’autres manuscrits. M. Diez, plus excusable peut-être, était déjà tombé dans cette faute en rédigeant une note de son livre sur la poésie des troubadours ; il a sans doute contribué à égarer M. Fauriel, quoiqu’il fasse en même temps au dialecte champenois, qui était précisément celui de Provins, résidence des comtes de Champagne, une allusion qui, pour un Français, aurait dû être un trait de lumière.

Si M. Fauriel a pu s’abuser à ce point dans le sujet principal de ses études, il n’est pas surprenant que, dans les autres parties où il portait un moindre intérêt, il ait laissé des imperfections regrettables. Ce qu’il dit de la poésie lyrique des troubadours est en soi fort judicieux et vient parfaitement en aide à la thèse importante à laquelle il a tout subordonné ; mais il ne semble pas que ce soit faire assez de cas de ces admirables chansons, germe de tout le système poétique des modernes, que de les traiter accessoirement et comme en passant. Quel que soit le plaisir qu’un esprit original et délicat éprouve à étudier l’origine des littératures, on ne peut concevoir que cette recherche dispense de l’examen des monumens qu’elles produisent à l’instant de leur pleine fécondité, et qui

  1.  Kyôt ist ein Provencâl…
    Swaz er en francoys da von gesprach.
    (Parcival de Wolfram d’Eschenbach, édit. de Lachman.)