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les écarts même, comme les races ? Tel fragment est d’une harmonie suave, et peut ne renfermer pas une pensée, pas une allusion même superficielle ; tel autre n’a aucun mérite littéraire, et contient peut-être des indications intéressantes sur les sentimens de l’auteur ou sur ceux de son siècle. Pourquoi exclure l’un ou l’autre ? pourquoi surtout, quand il est question des troubadours, dans les œuvres desquels le temps a déjà fait un choix, pourquoi choisir de nouveau au gré de notre goût, qui ignore celui de leur âge et qui va en effacer les vestiges ? La science proscrit ces mutilations, qui ne semblent permises que pour donner aux intelligences paresseuses ou débiles quelque communication des chefs-d’œuvre placés aux mains de tout le monde. M. Raynouard devait-il appliquer un pareil procédé aux travaux de l’érudition ?

Je citerai, entre plusieurs autres, un exemple qui prouvera jusqu’à quel point cette manière superficielle de faire connaître les œuvres des troubadours peut égarer le jugement. Une des questions intéressantes que leur histoire présente est celle de savoir lequel d’entre eux a touché à la perfection et a reçu la palme. Parmi les Provençaux eux-mêmes, Giraud de Borneil passa pour avoir remporté le prix par sa grace brillante et aimable, par son génie pur et vif. Suivant l’opinion des Italiens, qui s’y connaissaient parfaitement, et de l’avis de leurs plus illustres poètes, Dante et Pétrarque, c’est Arnaud Daniel qui est le maître par excellence, grau maestro d’amor. Qui croire ? ou plutôt comment pourrait-on accorder deux jugemens aussi considérables ? Cette question, que M. Fauriel a posée et n’a point traitée, dont M. Diez a fait entrevoir une solution moyenne et raisonnable, M. Raynouard l’a rudement tranchée au désavantage d’Arnaud Daniel, qu’il abaisse d’autant qu’on l’avait autrefois élevé. Il motive sa rigoureuse sentence par la citation de quelques couplets qui offrent en effet, dans leurs rimas caras, la quintessence de ce système recherché d’allitérations et de redoublement de sons, où le français du nord parvint aussi sous la plume d’Alain Chartier, où devait nécessairement aboutir, en se perfectionnant, le premier essai tenté pour soumettre au rhythme la poésie moderne ; mais, si l’on ne veut point considérer cette destinée particulière de la poésie provençale, n’est-il pas possible de trouver dans les œuvres d’Arnaud Daniel d’autres fragmens qui nous permettent, même aujourd’hui, de nous rapprocher de l’opinion de Dante et de Pétrarque, et au moins de la comprendre ? Les manuscrits ne nous ont pas conservé un grand nombre de chansons appartenant à ce troubadour ; les plus riches, et j’en ai parcouru beaucoup, n’en contiennent guère que quinze. Parmi celles-là, il y en a dont un trait précis fera juger la longue popularité.

J’ai pu voir, à Rome, dans la bibliothèque Vaticane, quelques manuscrits qui, je l’ose dire, ont échappé jusqu’à ce jour aux investigations des amateurs les plus curieux de la poésie provençale. Le codex 7190, qui est comme le portefeuille de quelque érudit italien du XVIIe siècle, offre une singularité remarquable : on y voit cet homme de lettres s’exercer, au milieu des chefs-d’œuvre et des lumières de la civilisation moderne, à traduire en distiques latins une chanson de Rambaud de Vaqueiras, après lequel il passa de plain-pied à l’Arioste. Dans le même volume se trouvent des versions italiennes de quelques pièces de Folquet de Marseilles ; elles sont adressées à un prélat par Bartolomeo Casassagia, sur lequel ni les conservateurs du Vatican, ni les biographies n’ont pu me donner aucun éclaircissement. Pendant que je courais sur ses traces, j’ai vu,