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marcha à la conquête du nord. Les troupes qui, parties de Nérac, traversèrent alors successivement la Garonne, la Charente, la Loire et la Seine, disputant pied à pied le terrain depuis Coutras jusqu’à Ivry, jetèrent la Gascogne entière dans les rues de Paris et dans les appartemens du Louvre. Cette invasion véritable, conduite et légitimée par Henri IV, opéra la dernière grande fusion que la force ait faite des races et des populations diverses semées sur le territoire de la France ; elle fit circuler le sang et la chaleur des méridionaux dans les vaisseaux paresseux et encore un peu engourdis de la langue des habitans d’outre-Loire ; elle leur rendit naturelles ces tournures plus vives, plus variées, plus fortes que l’école de Ronsard, chère aux Toulousains et déjà secondée par eux, avait essayé d’imposer avec une raideur trop farouche ; elle jeta, par-dessus cette imitation déjà gourmée des Italiens, les rodomontades et les subtilités des Espagnols, de la frontière desquels elle était partie. Il y eut alors des excès graves qui déconcertèrent pendant quelque temps l’esprit français, et qui furent sensibles même pour ceux qui s’y étaient associés. D’Aubigné, qui venait en droite ligne de Nérac, et qui, dans les Tragiques, avait peu ménagé l’hyperbole méridionale, se retourna contre elle, et en fit la satire mordante dans le Baron de Funeste. Cette réaction déclarée trouva son héros ; un homme se présenta à qui ses contemporains ont expressément attribué la gloire d’avoir dégasconné la cour. C’était Malherbe, qui n’avait garde de proscrire la force plus vive et plus soutenue communiquée à notre idiome par l’arrivée des méridionaux, mais qui se proposa de corriger leurs barbarismes, d’atténuer leurs figures, de mettre plus de logique et plus de suite dans l’enchaînement de leurs pensées. Avec cette finesse du bon sens normand qu’on avait vu briller autrefois chez les trouvères, et qui allait présider au remaniement de notre langue, il fit succéder, dans la poésie, à l’éclat sonore des expressions, la justesse nuancée des idées. Contenue dès-lors dans des règles sévères, qui garantissaient son harmonie et ne la laissaient plus livrée au hasard de l’organisation particulière des poètes, la versification française devint un moule savant où la pensée aima à se déposer, à se balancer dans des formes qui la ramenaient heureusement sur elle-même, à s’analyser par des épreuves qui la faisaient passer avec mesure à tous les degrés et à tous les tons. L’ordre naquit de l’empire légitime que l’esprit ressaisit ainsi sur l’imagination et sur la passion. Cependant les hommes du nord, que leur intelligence plus calme et plus scrupuleuse avait rendus les instrumens et les maîtres de ce mouvement, ne possédaient point encore un sentiment assez puissant de l’harmonie pour pouvoir la produire là où ils ne trouvaient plus de règles précises capables de la soutenir. La prose, que l’on peut justement appeler une versification libre, vit de rhythmes secrets, mais marqués, de cadences inégales, mais sensibles, qu’il faut inventer et renouveler sans cesse au gré des idées. Les hommes du midi gardèrent cet art difficile, auquel leur imagination prompte et ardente les rendait éminemment propres. Aux bords de la Charente, Balzac fut le Malherbe de la prose, et, après lui, laissa son secret aux écrivains qui, sous un ciel pareil, avaient reçu une organisation semblable.

Ce n’est pas le lieu de développer toutes les suites de cette question piquante ; il fallait du moins en indiquer la solution pour faire comprendre toute l’importance de la lutte des deux génies différens du midi et du nord de la France. Cette rivalité, qui se montre par tant de conséquences curieuses et éloignées,