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semble, renversé de l’action des climats et des races sur les ouvrages de l’esprit ?

Pour résoudre ce problème, l’un des plus curieux que présente l’histoire littéraire du siècle de Louis XIV, il faut se rendre compte de la formation même de ce siècle et des proportions dans lesquelles le génie du midi et celui du nord y ont concouru. D’où est venue alors l’impulsion première ? Le mouvement une fois imprimé, par quelle réaction a-t-il été modifié ? quelle puissance est demeurée maîtresse ? sous quelles conditions s’est produit, s’est fixé cet admirable équilibre qui a mis partout l’ordre et l’harmonie ? Poser seulement ces questions, c’est déjà faire briller la lumière.

Comparez, pendant la durée du XVIe siècle, la civilisation du midi et celle du nord de la France. De quelle province sortent les soldats que François Ier jette sans relâche sur l’Italie, tour à tour pour y disputer l’empire des peuples à Charles-Quint, et pour y protéger contre lui leur liberté ? Avec Lautrec, avec Montluc, ils viennent de Gascogne. De quelles écoles émane cet enseignement du droit civil qui doit former tous nos grands magistrats, et créer, à la fin du siècle, les résistances salutaires du parti politique ? Avec Cujas, il part de Toulouse et se communique au nord, où il inspirera les Pithou, les De Thou, les Loisel, les Harlay. N’est-ce point dans les auditoires de l’université de Toulouse que le cicéronien Pierre Bunel essaie le premier en France de rivaliser avec la latinité élégante de Sadolet et de Bembo ? N’est-ce point au pied des mêmes chaires que Montaigne, et Bodin après lui, ont puisé les premiers élémens de cette philosophie raisonnable et politique qui semble être devenue un des caractères essentiels de la France ? Où la réforme fut-elle alors plus avidement embrassée que dans ce pays ? Dans ses mémoires, Marguerite l’a appelée avec raison la religion de Gascogne. Et cependant où le catholicisme fut-il soutenu avec plus de véhémence ? où la ligue trouva-t-elle des partisans plus ardens ? Une province qui avait à répandre tant de sang, tant de passions, tant d’idées, devait porter dans la langue littéraire une force et un éclat inconnus aux provinces du nord, que la monarchie entraînait plus lentement dans le cercle des choses modernes. Voyez aussi la supériorité que les écrivains du midi, si pleins de mouvement et d’imagination, ont alors sur les écrivains du nord, encore embarrassés dans les froides répétitions d’une langue sans flexions et sans figures. Écartez même Montaigne, qui fut le miracle de ce siècle, et qu’on accusa plus tard de gasconner, mais à qui la Gascogne, pour hasarder son langage, fut une mère nourricière si robuste et si succulente. Essayez seulement de lire l’un après l’autre Montluc, si vif dans ses récits, si naturellement orné dans ses descriptions, si beau dans ses harangues, si plein et à la fois si varié dans son langage, et celui que vous voudrez de ses contemporains du nord, quelque auteur de mémoires aussi intéressans par le sujet, le Tourangeau Michel de Castelnau racontant dans une prose exacte et réfléchie, mais traînante et glacée, les guerres religieuses du règne de Charles IX et les confidences de la grande reine Élisabeth, ou même le Parisien Pierre de l’Estoile notant plus tard, d’une plume curieuse, mais dans une langue encore indécise et monotone, les désordres d’Henri III et les réparations d’Henri IV. Vous jugerez de quel côté est la vie, la lumière, l’éloquence.

On n’en saurait douter, sous le règne de Charles IX, le nord recevait encore l’exemple du midi ; sous le règne de Henri III, le midi, ayant à sa tête le Béarnais,