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dans les classes agricoles, et y redoublèrent, par le tourment d’esprit, les gênes du servage et l’aversion de la dépendance domaniale. N’ayant guère eu jusque-là d’autre perspective que celle d’être déchargés des services les plus onéreux, homme par homme, famille par famille, les paysans s’élevèrent à des idées et à des volontés d’un autre ordre ; ils en vinrent à demander leur affranchissement par seigneuries et par territoires, et à se liguer pour l’obtenir. Ce cri d’appel au sentiment de l’égalité originelle : Nous sommes hommes comme eux[1], se fit entendre dans les hameaux et retentit à l’oreille des seigneurs, qu’il éclairait en les menaçant. Des traits de fureur aveugle et de touchante modération signalèrent cette nouvelle crise dans l’état du peuple des campagnes ; une foule de serfs, désertant leurs tenures, se livraient par bandes à la vie errante et au pillage ; d’autres, calmes et résolus, négociaient leur liberté, offrant de donner pour elle, disent les chartes, le prix qu’on voudrait y mettre[2]. La crainte de résistances périlleuses, l’esprit de justice et l’intérêt amenèrent les maîtres du sol à transiger, par des traités d’argent, sur leurs droits de tout genre et leur pouvoir immémorial. Mais ces concessions, quelque larges qu’elles fussent, ne pouvaient produire un changement complet ni général ; les obstacles étaient immenses, c’était tout le régime de la propriété foncière à détruire et à remplacer ; il n’y eut point à cet égard de révolution rapide et sympathique comme pour la renaissance des villes municipales ; l’œuvre fut longue, il ne fallut pas moins de six siècles pour l’accomplir.

Municipes restaurés, villes de consulat, villes de commune, villes de simple bourgeoisie, bourgs et villages affranchis, une foule de petits états plus ou moins complets, d’asiles ouverts à la vie de travail sous la liberté politique ou la seule liberté civile, tels furent les fondemens que posa le XIIe siècle pour un ordre de choses qui, se développant jusqu’à nous, est devenu la société moderne. Ces élémens de rénovation sociale n’avaient pas en eux-mêmes le moyen de se lier entre eux, ni de soumettre autour d’eux ce qui leur était contraire ; la force qui les avait créés n’était capable que de les maintenir plus ou moins intacts dans leur isolement primitif ; il fallait qu’une force extérieure et supérieure

  1.  Nus sumes homes cum il sunt,
    Tex membres avum cum il unt,
    Et altresi granz cors avum,
    Et altretant sofrir poüm ;
    Ne nus faut fors cuer salement.
    (Wace, Roman de Rou, t. I, p. 306.)

  2. Rigord., De Gestis Philippi Augusti, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 11, et la Charte du chapitre de Sainte-Croix, confirmée par lettres de Louis VIII (1224), Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 322.