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il n’y avait de Germains dans les villes qu’un petit nombre d’officiers royaux et des gens sans famille et sans patrimoine, qui, en dépit de leurs habitudes originelles, cherchaient à vivre en exerçant quelque métier. La prééminence sociale de la race conquérante s’attacha aux lieux qu’elle habitait, et, comme on l’a déjà remarqué, passa des villes aux campagnes[1]. Il arriva même que, par degrés, celles-ci enlevèrent aux autres la tête de leur population, qui, pour s’élever plus haut et se mêler aux conquérans, imita autant qu’elle put leur manière de vivre. Cette haute classe indigène, à l’exception de ceux qui parmi elle exerçaient les fonctions ecclésiastiques, fut en quelque sorte perdue pour la civilisation ; elle inclina de plus en plus vers les mœurs de la barbarie, l’oisiveté, la turbulence, l’abus de la force, l’aversion de toute règle et de tout frein. Il n’y eut plus de progrès possible dans les cités de la Gaule pour les arts et la richesse ; il n’y resta que des débris à recueillir et à conserver. Le travail de cette conservation, gage d’une civilisation à venir, fut, de ce moment, la tâche commune du clergé et des classes moyenne et inférieure de la population urbaine.

Pendant que la barbarie occupait ou envahissait toutes les sommités de l’ordre social, et que, dans les rangs intermédiaires, la vie civile s’arrêtait ou déclinait graduellement, au degré le plus bas, à celui de la servitude personnelle, un mouvement d’amélioration, déjà commencé avant la chute de l’empire, continua et se prononça de plus en plus. Le dogme de la fraternité devant Dieu et d’une même rédemption pour tous les hommes, prêché par l’église aux fidèles de toute race, émut les cœurs et frappa les esprits en faveur de l’esclave, et de là vinrent soit des affranchissemens plus nombreux, soit une conduite plus humaine de la part des maîtres, Gaulois ou Germains d’origine. En outre, ces derniers avaient apporté de leur pays, où la vie était rude et sans luxe, des habitudes favorables à un esclavage tempéré. Le riche barbare était servi par des personnes libres, par les fils de ses proches, de ses cliens et de ses amis ; le penchant de ses mœurs nationales, contraire à celui des mœurs romaines, le portait à reléguer l’esclave hors de sa maison, et à l’établir, comme laboureur ou comme artisan, sur une portion de terre à laquelle il se trouvait fixé, et dont il suivait le sort dans l’héritage et dans la vente. L’imitation des mœurs germaines par les nobles gallo-romains fit passer beaucoup d’esclaves domestiques de la ville à la campagne, et du service de la maison au travail des champs ; ainsi casés, comme s’expriment les actes des VIIIe et IXe siècles, leur condition devint analogue, bien que toujours inférieure, d’un côté à celle du lite germanique, de l’autre à celle du colon romain.

L’esclavage domestique faisait de la personne une chose, et une chose

  1. Histoire de la Civilisation en France, par M. Guizot ; 3e édit., t. IV, p. 224.