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rendre service. Le riche est seul ; le pauvre est seul. Cette solitude morale engendre chez l’un la tristesse, chez l’autre le désespoir. Compte-t-on d’ailleurs pour rien le reproche indirect qu’adresse aux heureux du monde la plainte sans cesse renaissante du malheureux ? On défend bien sa porte aux importunités de la misère ; mais défend-on ses yeux contre la vue des infirmités et des haillons qui s’étalent tristement sur le pavé des rues ? La voix du pauvre arrive bien affaiblie sans doute aux oreilles du riche, mais elle arrive. On a beau la déguiser dans les concerts au profit des indigens sous les sons agréables de la musique, cette voix ne laisse pas que de troubler le riche égoïste au milieu de ses prospérités muettes. A travers le nuage de parfums et d’encens qui les entoure, des jeunes filles dansent dans un salon ; si par hasard survient quelque dame quêteuse, nos danseuses entrevoient des mains amaigries qui s’étendent vers elles du dehors en demandant l’aumône. La pauvreté est partout ; on a beau faire, ce spectre pénètre avec son cilice couvert de cendre dans les boudoirs les mieux dorés, ici sous la forme d’une lecture, là sous la forme d’une vieille solliciteuse qui s’introduit malgré la consigne. Puisque le riche ne peut fuir la présence de la misère, que ne va-t-il bravement la chercher de lui-même sur le lit de paille où elle languit ? Ce serait le moyen de ne plus rougir devant l’ombre importune du malheureux. Mme Agénor de Gasparin lui conseille, pour échapper à cette honte pénible, de se faire pauvre une fois par hasard. Se faire pauvre pour le riche, c’est visiter ceux qui souffrent, les aimer, leur distribuer, avec les secours matériels qui soulagent le corps, l’aumône morale qui va au cœur. L’auteur convie surtout les femmes à cette œuvre chrétienne. L’action des femmes est de notre temps comme celle, du lierre, qui relie et qui maintient ; leur charité entoure, entrelace, rattache les parties de l’édifice moral qui menacent ruine, et, grace à leur pénétrante influence, la société résiste aux coups de vent impétueux.

Ce livre est un bon livre, et surtout un livre pratique. On y trouve moins de statistique que d’observation personnelle et d’attendrissement sincère. Le tableau de la misère à Paris est d’une personne qui a vu, d’un témoin aimable qui a mis sa main blanche et aristocratique dans la main de la pauvre ouvrière malade. Une grace puritaine, une compassion toute biblique, révèlent assez la religion de l’auteur, qui professe d’ailleurs pour toutes les communions chrétiennes une estime tolérante. Mme Agénor de Gasparin s’adresse surtout à la conscience individuelle ; la morale de son livre pourrait se résumer ainsi : Donnez vous-même, et donnez bien. La valeur du don ne se mesure pas toujours à l’étendue ; une faible aumône, sur laquelle le cœur a marqué son empreinte, vaut mieux qu’une aumône plus forte, à laquelle le sentiment et les bons conseils demeurent étrangers. S’il faut tout dire cependant, nous croyons les moyens que propose l’auteur insuffisans pour tarir la source du mal. Les yeux dû pauvre contiennent plus de larmes que la main d’une femme du monde, si charitable qu’elle soit, n’en peut essuyer. Il y a deux erreurs à combattre dans la question du paupérisme. Quelques économistes, s’exagérant l’action de la société, croient que l’état peut seul soulager victorieusement la misère ; d’autres, méconnaissant ce que cette puissance des moyens publics a de réel et d’efficace, se persuadent que la charité individuelle peut seule diminuer la somme des souffrances. Les deux opinions sont fausses en ce qu’elles ont chacune d’absolu et d’exclusif. Il’ faut unir ces deux forces, la société et l’individu, si l’on veut arriver à un