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— IL Y A DES PAUVRES A PARIS[1]. — On a mis jusqu’ici dans la science économique beaucoup de chiffres, beaucoup de raisonnemens, beaucoup de systèmes : ne serait-il pas bon d’y mettre aussi un peu de cœur ? L’auteur du livre dont nous allons parler est une femme ; le sentiment l’a guidée dans son pèlerinage à travers les régions basses de la société où se traînent toutes les misères. Il y a deux manières de plaider la cause du paupérisme : on peut s’adresser à ceux qui souffrent pour leur enseigner leurs droits ou leurs devoirs ; on peut aussi adjurer les heureux du monde de venir au secours de leurs frères déshérités. C’est ce dernier parti que choisit l’auteur : riche, il se range par le cœur du côté des pauvres ; il se fait en quelque sorte leur interprète, et raconte avec émotion les maux de la classe ouvrière. Travail excessif, pénible, mal rétribué, voilà en général le lot de cette classe. Si le corps s’exténue, l’ame languit bien autrement sous le poids de cette fatigue morne et continue. Les liens de famille se relâchent. Ces lèvres auxquelles les sources de lait et de miel sont défendues vont se désaltérer aux bourbiers. Le travail matériel dévore l’esprit ; l’ouvrier devient une machine souffrante. Il n’y a plus de famille, plus d’union conjugale, sanctifiée le dimanche par la prière en commun et par des délassemens honnêtes ; il y a l’homme sans la femme, la femme sans l’homme, l’un et l’autre sans. Dieu.

L’auteur de ce petit livre écarte avec soin les prétextes que se donne le riche habituellement pour ne point s’attendrir sur le sort du pauvre. Le pauvre a ses défauts sans doute ; mais les hommes et les femmes des classes riches n’ont-ils pas dans le cœur les mêmes instincts désordonnés ? Toute la différence vient de ce que l’éducation, utile enchanteresse, a endormi chez ces derniers, avec un gâteau de miel, les grossiers appétits de notre nature inférieure. Chez les gens du peuple, au contraire, ce sont les facultés morales qui se trouvent engourdies et comme prises de sommeil, tandis que les instincts brutaux, grossiers, cyniques, veillent et grondent. Le riche aime encore à se figurer que le pauvre a l’habitude de sa misère, qu’il a fini en quelque sorte par en prendre le pli ; mais on ne s’habitue pas à la souffrance, on s’y endurcit, et le cœur participe chez celui qui souffre de cet endurcissement physique. Les yeux se sèchent ; on devient insensible pour les siens après l’avoir été pour soi-même. Les pauvres, dit-on, haïssent les riches ; que font les riches pour en être aimés ? Il y a d’abord les riches égoïstes qui écartent d’eux tous les soupirs et toutes les réclamations de la faim. Il y a les tièdes, dont la charité chimérique ne donne que des larmes. Enfin il y a les généreux, les bienfaisans : ceux-là même, que donnent-ils ? comment donnent-ils ? Ils donnent de l’argent, et ils le donnent par intermédiaire.

Mme Agénor de Gasparin n’approuve guère la charité indirecte qui s’exerce par la voie des associations de bienfaisance. Ce qu’elle conseille par-dessus tout, ce qu’elle prêche avec la grace et aussi avec l’autorité de l’expérience, c’est la charité d’homme à homme, de main à main, d’ame à ame. Voilà le lien délicat que l’auteur propose aux riches pour rattacher la classe qui possède à celle qui ne possède pas. Il y a chez nous comme deux sociétés qui tendent à se séparer de plus en plus. Chaque jour, la richesse augmente, la pauvreté augmente, et entre les deux un abîme se creuse. Cet abîme, qui le franchira ? La charité seule a des ailes qui défient toutes les distances. Imposer la bourse des heureux du monde, ce serait leur

  1. Un vol, in-18, chez Delay, rue Tronchet.