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le stoïcisme, l’identité de Dieu avec la nature, et la déification morale de l’homme. D’un côté, Dieu, cette raison suprême des choses, ne se manifeste à nous que par la vie universelle, par le monde, qui est son corps, et, d’un autre côté, la fin de l’homme est de s’identifier avec cette raison suprême par sa raison propre. Voilà ce que nous enseignent sous toutes les formes Zénon et ses successeurs, voilà ce que nous trouvons si éloquemment exprimé dans Sénèque, surtout dans ses lettres, où se pressent tant de pensées profondes, tant d’aperçus précieux et nouveaux encore aujourd’hui. N’était-ce pas là un grand changement au sein du polythéisme que la popularité de cette théologie et de cette morale ? Les stoïciens mettaient leur orgueil à supporter la vie, à accepter la mort avec un calme que rien ne devait troubler, et qui était pour eux l’apogée de la perfection humaine. Marc-Aurèle enseigne expressément que l’ame doit toujours être prête à quitter la terre, en vertu de ses propres méditations, non pas avec une fougue désordonnée, comme les chrétiens, ώς οέ Χριστιανα, mais avec jugement et gravité, sans tragédie, άτραγώδως[1]. Les agitations des chrétiens, leurs élancemens vers le ciel, la pétulance avec laquelle ils s’offraient au martyre, avaient, aux yeux des stoïciens, quelque chose de tumultueux et de théâtral que la véritable sagesse devait condamner.

La philosophie poussa plus loin sa rivalité avec le christianisme, car elle voulut ressembler tout-à-fait à une religion, et c’est là le fond du néo-platonisme. On voit à ce moment de l’histoire le génie philosophique, comme saisi d’une fureur divine, changer l’école en sanctuaire et le sage en hiérophante. Mais, avant d’apprécier le néo-platonisme, nous ne pouvons nous défendre d’une réflexion.

N’y avait-il donc pas, entre l’hébraïsme qui renouvelait, qui généralisait son génie, pour attirer à lui d’autres hommes que les Juifs, et la philosophie grecque qui se régénérait, une alliance possible, naturelle ? Oui, pour le fond des choses. Des deux côtés, à vrai dire, on avait les mêmes désirs, les mêmes pensées de spiritualisme, et de pareilles analogies auraient dû, dans la confrontation des doctrines, l’emporter sur certaines différences d’origine et de méthode. Voilà ce que demandait la raison ; on sait comme elle fut méconnue. De part et d’autre, on se détesta d’autant plus qu’on se voyait soit à la poursuite, soit en possession des mêmes vérités. Les sectateurs de l’hébraïsme, les chrétiens fiers d’avoir à répandre dans le monde la doctrine de l’unité de Dieu, et de pouvoir l’enseigner aux enfans, aux femmes, aux esclaves, se mirent à insulter la philosophie, à en nier les services et la grandeur. Tertullien ouvrit avec une virulence singulière une polémique qui devait durer trois siècles. Les philosophes crurent être le jouet d’un rêve,

  1. Pugillaria Imperatoris M. A. Antonini. De Morte, cap XXXIV, § 51.