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chands auxquels les deux dames font déployer leurs étoffes, ainsi que faisait la fille de l’émir devant la boutique de Bedreddin ! Je leur dirais comme le jeune homme de Bagdad : « Laissez-moi voir votre visage pour prix de cette étoffe à fleurs d’or, et je me trouverai payé avec usure ! » Mais elles dédaignent les soieries de Beyrouth, les étoffes brochées de Damas, les mandilles de Brousse, que chaque vendeur étale à l’envi. Il n’y a point là de boutiques ; ce sont de simples étalages dont les rayons s’élèvent jusqu’à la voûte, surmontés d’une enseigne couverte de lettres et d’attributs dorés. Le marchand, les jambes croisées, fume sa longue pipe ou son narguilé sur une estrade étroite, et les femmes passent ainsi de marchand en marchand, se contentant, après avoir fait tout déployer chez l’un, de passer à l’autre, en saluant d’un regard dédaigneux.

Mes belles rieuses veulent absolument des étoffes de Constantinople. Constantinople donne la mode au Caire. On leur fait voir d’affreuses mousselines imprimées, en criant : Istambolda (c’est de Stamboul) ! Elles poussent des cris d’admiration. Les femmes sont les mêmes partout.

Je m’approche d’un air de connaisseur ; je soulève le coin d’une étoffe jaune, à ramages lie de vin, et je m’écrie : Tayeb (cela est beau) ! Mon observation paraît plaire ; c’est à ce choix qu’on s’arrête. Le marchand aune avec une sorte de demi-mètre qui s’appelle un pic, et l’on charge un petit garçon de porter l’étoffe roulée.

Pour le coup, il me semble bien que l’une des jeunes dames m’a regardé en face ; d’ailleurs, leur marche incertaine, les rires qu’elles étouffent en se retournant et me voyant les suivre, la mantille noire (habbarah) soulevée de temps en temps pour laisser voir un masque blanc, signe d’une classe supérieure, enfin toutes ces allures indécises que prend au bal de l’Opéra un domino qui veut vous séduire, semblent m’indiquer qu’on n’a pas envers moi des sentimens bien farouches. Le moment paraît donc venu de passer devant et de prendre le chemin de mon logis ; mais le moyen de le retrouver ? Au Caire, les rues n’ont point de noms, les maisons pas de numéros, et chaque quartier, ceint de murs, est en lui-même un labyrinthe, des plus complets. Il y a dix impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je suivais toujours. Nous quittons les bazars pleins de tumulte et de lumière, où tout reluit et papillote, où le luxe des étalages fait contraste au grand caractère d’architecture et de splendeur des principales mosquées, peintes de bandes horizontales jaunes et rouges ; voici maintenant des passages voûtés, des rues étroites et sombres, où surplombent les cages de fenêtres en charpente, comme dans nos rues du moyen-âge. La fraîcheur de ces voies presque souterraines est un refuge aux ardeurs du soleil d’Égypte, et donne à la population beaucoup des avantages d’une latitude tempérée. Cela explique la blancheur mate qu’un grand nombre de