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européenne luttait contre ce point de vue, dont je ne compris la justesse qu’en étudiant davantage la situation des femmes dans ce pays. Je fis répondre au cheik que je le priais d’attendre que je me fusse informé auprès de mes amis de ce qu’il conviendrait de faire.

J’avais loué la maison pour six mois, je l’avais meublée, je m’y trouvais fort bien, et je voulais seulement m’informer des moyens de résister aux prétentions du cheik à rompre notre traité et à me donner congé pour cause de célibat. Après bien des hésitations, je me décidai à prendre conseil du peintre de l’hôtel Domergue, qui avait bien voulu déjà m’introduire dans son atelier et m’initier aux merveilles de son daguerréotype. Ce peintre avait l’oreille dure à ce point qu’une conversation par interprète eût été amusante et facile au prix de la sienne.

Cependant je me rendais chez lui en traversant la place de l’Esbekieh, lorsqu’à l’angle d’une rue qui tourne vers le quartier franc, j’entends des exclamations de joie parties d’une vaste cour où l’on promenait dans ce moment-là de fort beaux chevaux. L’un des promeneurs de chevaux s’élance à mon col et me serre dans ses bras ; c’était un gros garçon vêtu d’une saye bleue et coiffé d’un turban de laine jaunâtre, et que je me souvins d’avoir remarqué sur le bateau à vapeur, à cause de sa figure, rappelant beaucoup les grosses têtes peintes que l’on voit sur les couvercles de momies.

Tayeb ! tayeb ! (fort bien ! fort bien !) dis-je à ce mortel expansif en me débarrassant de ses étreintes et en cherchant derrière moi mon drogman Abdallah ; mais ce dernier s’était perdu dans la foule, ne se souciant pas sans doute d’être vu faisant cortége à l’ami d’un simple palefrenier. Ce musulman, gâté par les touristes d’Angleterre, ne se souvenait pas que Mahomet avait été un gardeur de chameaux.

Cependant l’Égyptien me tirait par la manche et m’entraînait dans la cour, qui était celle des haras du pacha d’Égypte, et là, au fond d’une galerie, à demi couché sur un divan de bois, je reconnais un autre de mes compagnons de voyage, un peu plus avouable dans la société, Seyd-Aga, qui venait d’accomplir la mission importante de conduire à Paris quelques chevaux nedjis, présent de son souverain au nôtre. Seyd-Aga me reconnaît aussi, et, quoique plus sobre en démonstrations que son subordonné, il me fait asseoir près de lui, m’offre une pipe et demande du café. Ajoutons, comme trait de mœurs, que le simple palefrenier, se jugeant digne momentanément de notre compagnie, s’assit en croisant les jambes à terre et reçut comme moi une longue pipe et une de ces petites tasses pleines d’un moka brûlant que l’on tient dans une sorte de coquetier doré pour ne pas se brûler les doigts. Un cercle ne tarda pas à se former autour de nous.

Abdallah, voyant la reconnaissance prendre une tournure plus convenable, s’était montré, enfin et daignait favoriser notre conversation.