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êtes inconnu, moi je suis de la ville ; je sers ordinairement messieurs les Anglais ; j’ai mon rang à garder.

Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête encore dans un pays où tout est environ six fois moins cher qu’en France, et où la journée d’un homme se paie une piastre ou cinq sols de notre monnaie. — Il y a, reprit Abdallah, un moyen d’arranger les choses. Vous logerez deux ou trois jours à l’hôtel Domergue, où j’irai vous voir comme ami ; pendant ce temps-là, je vous louerai une maison dans la ville, et je pourrai ensuite y rester à votre service sans difficulté.

Il paraît qu’en effet beaucoup d’Européens louent des maisons au Caire pour peu qu’ils y séjournent, et, informé de cette circonstance, je donnai tout pouvoir à Abdallah.

L’hôtel Domergue est situé au fond d’une impasse qui donne dans la principale rue du quartier franc ; c’est, après tout, un hôtel fort convenable et fort bien tenu. Les bâtimens entourent à l’intérieur une cour carrée peinte à la chaux, couverte d’un léger treillage où s’entrelace la vigne ; un peintre français, très aimable, quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d’une galerie supérieure. Il y amène de temps en temps des marchandes d’oranges et de cannes à sucre de la ville qui veulent bien lui servir de modèles. Elles se décident sans difficulté à laisser étudier les formes des principales races de l’Égypte, mais la plupart tiennent à conserver leur figure voilée ; c’est là le dernier refuge de la pudeur orientale.

L’hôtel français possède en outre un jardin assez agréable ; sa table d’hôte lutte avec bonheur contre la difficulté de varier les mets européens dans une ville où manquent le bœuf et le veau. C’est cette circonstance qui explique surtout la cherté des hôtels anglais, dans lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes et de légumes, comme sur les vaisseaux. L’Anglais, en quelque pays qu’il soit, ne change jamais son ordinaire de roastbeef, de pommes de terre, et de porter ou d’ale.

Je rencontrai à la table d’hôte un colonel, un évêque in partibus, des peintres, une maîtresse de langues et deux Indiens de Bombay, dont l’un servait de gouverneur à l’autre. Il paraît que la cuisine toute méridionale de l’hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur poche des flacons d’argent contenant un poivre et une moutarde à leur usage dont ils saupoudraient tous leurs mets. Ils m’en ont offert. La sensation qu’on éprouverait à mâcher de la braise allumée donnerait une idée exacte du haut goût de ces condimens.

On peut compléter le tableau du séjour de l’hôtel français en se représentant un piano au premier étage et un billard au rez-de-chaussée, et se dire qu’autant vaudrait n’être point parti de Marseille. J’aime mieux,