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Cependant une halte nouvelle s’est faite au moment où j’admirais cet appareil, et des enfans ont distribué des siéges pour que l’épouse et ses parens pussent se reposer. Les oualems, revenant sur leurs pas, ont fait entendre des improvisations et des chœurs accompagnés de musique et de danses, et tous les assistans répètent quelques passages de leurs chants. Quant à moi, qui dans ce moment-là me trouvais en vue, j’ouvrais la bouche comme les autres, imitant autant que possible les eleyson ou les amen qui servent de répons aux couplets les plus profanes ; mais un danger plus grand menaçait mon incognito. Je n’avais pas fait attention que depuis quelques momens des esclaves parcouraient la foule en versant un liquide clair dans de petites tasses qu’ils distribuaient à mesure. Un grand Turc vêtu de rouge, et qui probablement faisait partie de la famille, présidait à la distribution et recevait les remerciemens des buveurs. Il n’était plus qu’à deux pas de moi, et je n’avais nulle idée du salut qu’il fallait lui faire. Heureusement j’eus le temps d’observer tous les mouvemens de mes voisins, et, quand ce fut mon tour, je pris la tasse de la main gauche et m’inclinai en portant ma main droite sur le cœur, puis sur le front, et enfin sur la bouche. Ces mouvemens sont faciles, et cependant il faut prendre garde d’en intervertir l’ordre ou de ne point les reproduire avec aisance. J’avais dès ce moment le droit d’avaler le contenu de la tasse ; mais là ma surprise fut grande. C’était de l’eau-de-vie, ou plutôt une sorte d’anisette. Comment comprendre que des mahométans fassent distribuer de telles liqueurs à leurs noces ? Je ne m’étais, dans le fait, attendu qu’à une limonade ou à un sorbet. Il était cependant facile de voir que les almées, les musiciens et baladins du cortège avaient plus d’une fois pris part à ces distributions.

Enfin la mariée se leva et reprit sa marche ; les femmes fellahs, vêtues de bleu, se remirent en foule à sa suite avec leurs gloussemens sauvages, et le cortége continua sa promenade nocturne jusqu’à la maison des nouveaux époux.

Satisfait d’avoir figuré comme un véritable habitant du Caire et de m’être assez bien comporté à cette cérémonie, je fis un signe pour appeler mon drogman, qui était allé un peu plus loin se remettre sur le passage des distributeurs d’eau-de-vie ; mais il n’était pas pressé de rentrer, et prenait goût à la fête. — Suivons-les dans la maison, me dit-il tout bas. — Mais que répondrai-je si l’on me parle ? — Vous direz seulement : Tayeb ! c’est une réponse à tout. Et d’ailleurs je suis là pour détourner la conversation.

Je savais déjà qu’en Égypte tayeb était le fond de la langue. C’est un mot qui, selon l’intonation qu’on y apporte, signifie toute sorte de choses ; on ne peut toutefois le comparer au goddam des Anglais, à moins que ce ne soit pour marquer la différence qu’il y a entre un peuple certainement fort poli et une nation tout au plus policée. Le