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c’était une satisfaction singulière, un courroux menaçant, que l’on eût voulu crier et signifier du haut des toits. On se réjouissait d’avoir été assez brave pour provoquer par une impertinence solennelle cette imprudente vengeance du ministère ; on s’attristait du fâcheux avenir qui menaçait un trône et une dynastie dont les honnêtes gens se croyaient toujours les serviteurs ; on se sentait humilié de la façon cavalière avec laquelle le gouvernement s’était privé de ces services désormais suspects ; on jurait (et l’on ne savait pas si bien tenir parole), on jurait fièrement qu’on le réduirait à porter la peine de ce fâcheux affront. Si, maintenant, vous imaginez, au lieu de cette mouvante physionomie de la vie parisienne, les pesantes allures de la race saxonne, au lieu de ces bourgeois voltairiens et persifleurs, de graves kantiens qui s’indignent bonnement, et ne plaisantent jamais pour plaisanter ; si vous mettez, à la place de cette verve enragée du Français qui se dépite, la colère mouillée de l’Allemand qui gronde en pleurant, une grosse fureur dans laquelle il y a des larmes comme dans un rire sentimental, tout est dit, vous avez là l’exact portrait des gens de Leipzig, tels que les faisait l’irritation encore fraîche de la nuit du 12 août 1845, cette nuit sanglante, où la majesté du prince fut pour la première fois, en Allemagne, aussi hardiment méconnue qu’elle devait être cruellement vengée.

C’était bien l’aspect le plus bruyant et le plus animé que j’eusse encore trouvé sur mon chemin. La foire finissait à peine ; les étudians commençaient à rentrer, les gardes communales renommaient leurs chefs, on signait des pétitions, on tenait des conciliabules, il y avait presque des clubs organisés. La population de Leipzig se prête mieux qu’aucune autre en Allemagne à tous ces mouvemens de la vie publique, elle est plus souvent renouvelée, elle est composée d’élémens plus irritables et plus forts. Les vrais citadins, qui font la masse sédentaire, jouissent de l’indépendance et des lumières qu’assure un grand commerce ; le gouvernement saxon, dans son propre intérêt, est obligé de leur tenir moins tendues ces lisières légales dont les gouvernemens germaniques sont tous si bien pourvus ; il leur souffre des libertés que je n’avais vues nulle part aussi amples. La presse, le théâtre, les assemblées, ne sont point en principe affranchis de la censure ou de la police ; mais quand on arrive à Leipzig, en sortant de Prusse et pour rentrer en Prusse, à parcourir seulement les rues, à lire les titres des livres affichés, à regarder les caricatures, à entendre causer tout haut, on serait tenté de croire qu’il n’y a ni police, ni censure. Cette puissante librairie, qui couvre l’Allemagne de ses œuvres, ne laisse pas de donner toujours des inquiétudes sérieuses aux maîtres du petit état qu’elle enrichit. C’est l’atelier d’où partent et se répandent ces idées qui remuent sans cesse, pour le plus grand ennui des cabinets : l’effervescence de la production