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comme le théoricien du torysme, l’économiste des privilégiés[1]. À la vague furie des novateurs, il opposa un système exact dans ses généralités, d’une trame habile et solide. On répétait depuis un siècle à la multitude que le despotisme des aristocraties, les abus des gouvernemens, sont les seuls obstacles à l’accroissement illimité comme au bonheur du genre humain. En réponse à ces accusations, Malthus venait dire : — L’espèce humaine a tendance à multiplier plus rapidement que la nourriture sans laquelle elle ne peut vivre ; elle est douée d’une vertu prolifique illimitée, tandis que la production des substances nutritives a pour limites infranchissables l’étendue et la fertilité du domaine de chaque nation. Une population placée dans des circonstances très favorables peut doubler en peu d’années, en vingt-cinq ans, par exemple, comme dans les États-Unis de l’Amérique du Nord ; il est même arrivé que la période de doublement n’excédât pas douze à quinze années[2]. Quelle que soit, au contraire, l’énergie humaine, la somme des denrées ne saurait être augmentée que peu à peu, et bientôt on atteindrait le terme où l’espoir d’une augmentation deviendrait chimérique. Ainsi, pour matérialiser le principe au moyen des chiffres, tandis que la tendance de l’espèce humaine est de s’accroître suivant une progression algébrique, c’est-à-dire par nombres qui procèdent en se doublant, comme 1 — 2 — 4 — 8 — 16, etc., les objets destinés à la nourriture de l’homme ne peuvent jamais être accrus que dans l’ordre arithmétique, c’est-à-dire suivant la progression simple des nombres, comme 1 — 2 — 3 — 4 — 5, etc. Il saute aux regards que, dès le troisième terme de la progression, le nombre des hommes est déjà en disproportion avec la masse des alimens. Or, comme on ne peut vivre qu’à la condition de se nourrir, il faut que ceux à qui manqueront les alimens périssent. La Providence, qui les condamne à la mort, n’a pas d’autres moyens de rétablir l’équilibre entre le nombre des bouches affamées et celui des rations disponibles. Quand la mort viendra, elle frappera de préférence dans la foule ceux que les privations auront déjà affaiblis.

Tel est le fameux principe de Malthus. La conclusion politique qui en ressort est évidente : l’impitoyable logicien ne chercha pas à l’atténuer. S’il est dans les lois de la nature que la multiplication des hommes soit toujours disproportionnée avec celle des alimens, la misère du plus grand nombre est une fatalité contre laquelle il est ridicule de se révolter. Les efforts pour améliorer les lois, la critique des actes politiques, ne servent plus qu’à irriter un mal sans remède. « La cause principale et permanente de la pauvreté a peu ou point de rapport avec la

  1. Par ses relations personnelles, Malthus appartenait au parti whig ; mais son livre a été chaleureusement adopté par toutes les nuances du parti conservateur.
  2. On assure que les classes noires des États-Unis, infiniment mieux traitées que les esclaves de nos colonies, ont fourni des exemples de ce doublement phénoménal.