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Le moi de Fichte avait prétendu s’assimiler le monde par la dialectique ; n’admettant aucune existence en dehors de la sienne, s’élevant d’emblée au-dessus des contradictions naturelles des choses, il embrassait le non moi par un tour de force impraticable et formait ainsi je ne sais quel monstre métaphysique où il ne restait plus du vrai moi que le nom ; il était à lui seul l’absolu qu’il contemplait. En face de ces aberrations de la pensée qui détruisaient l’individu tout en semblant si démesurément l’agrandir, Schleiermacher venait nier à la pensée la suprématie qu’elle s’arrogeait, il l’accusait d’impuissance et de stérilité ; dût-il ne pas réussir, il cherchait un autre ressort qui mît l’homme à portée de l’absolu sans mettre l’absolu lui-même dans le cerveau de l’homme, sans confondre les deux. C’était par le sentiment qu’il espérait ouvrir ces sphères nouvelles ; le sentiment, tel était l’unique salut, la loi suprême de l’être humain.

La pensée se produit chez tous d’une manière toute pareille ; il n’y a pas deux procédés pour bâtir un syllogisme, et sous cette uniformité de la pensée commune l’individu disparaît. Le sentiment au contraire est individuel et divers ; chacun, sentant à sa façon et pour son compte, se trouve ainsi une personne distincte. Or, le premier fait senti dans cet isolement, c’est justement une relation nécessaire avec l’ensemble général des êtres ; la première perception de l’être particulier, c’est un sentiment de dépendance (Abhangigkeits Gefühl). Il porte en lui quelque chose qui appartient à tous ; il soupire après l’universel dont il a conscience et dont il est partie. La plus sublime portion de l’ame vit dans la communauté des autres ames et demeure attachée. Cette attache constitue un dogme qui lie et oblige ; ces ames liées entre elles composent à elles toutes la divinité même, l’esprit, l’être absolu ; la dépendance, c’était là pour Schleiermacher le dernier mot de la religion et de la philosophie ; c’était par cette communication continuelle du tout et de l’individu que celui-ci s’apprenait à aimer l’univers. L’amour rentrait ainsi dans le monde d’où la science l’avait banni, le profond amour de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. La science proclamait l’empire du sentiment, et le sentiment entraînait les êtres particuliers à la glorification de l’être général qu’ils constituaient par leur collection et dont ils dépendaient par leur nature. Il était excellemment vertueux, il était saint, il était réellement divin, celui qui se plaisait par-dessus tout à cette dépendance mystique, celui qui s’offrait le plus volontiers comme un pur miroir où le grand esprit de tous vînt se représenter. Changeons de langage et parlons théologie, celui-là sera le Christ avec son immense charité, le Christ idéal à jamais incarné dans la race humaine, et que sait-on ? peut-être le Christ divin de l’histoire qui vécut en Judée pour y mourir sur la croix. Il n’est pas de contradictions