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dire à sa porte au meilleur de sa jeunesse ; il s’était vite aperçu que sa propre conscience répétait les échos de la lutte publique, et il avait jugé des systèmes en les éprouvant sur cette scène ignorée de son cœur plutôt qu’en les étudiant sur la scène éclatante du dehors, Ce n’était donc pas un érudit ou un philosophe de profession qui m’expliquât froidement des constructions métaphysiques à leur date et suivant leur ordre : c’était une nature curieuse et passionnée qui avait souffert par elle-même toutes les alternatives de ce règne impérieux de la science abstraite, et redisait naïvement ses impressions personnelles ; il n’y avait pas là de critique générale et indifférente ; il y avait le contre-coup d’une époque sur un individu ; cette biographie intime d’un maître d’école, c’était toute l’histoire de deux générations.

Du plus loin que M. S… se souvînt, au début même de ses premières années, il retrouvait l’influence rigoureuse d’un pur rationalisme. L’éducation avait commencé pour lui sous ces graves auspices ; son oncle le pasteur, un admirateur zélé de Fichte, l’éleva de bonne heure dans les principes qu’il avait embrassés. L’enfant s’extasiait parfois quand le bonhomme, se promenant à pas lents dans sa bibliothèque et fumant majestueusement sa grande pipe, vantait, les larmes aux yeux, cette puissance adorable de la raison humaine qui portait tout l’univers en elle, et créait les choses par cela seul qu’elle les connaissait. Cette superbe doctrine du moi de Fichte ravissait le jeune prosélyte ; quelle plus belle pâture pour cet orgueil primesautier d’une ame qui prend son essor ! Mais celle-ci était tendre et profonde plutôt qu’ardente ; un nouveau souffle allait l’amollir. Les livres de Schleiermacher tombèrent entre les mains de ce rêveur et le touchèrent : c’en fut assez ; ni Kant ni Fichte ne le tinrent davantage, et du rationalisme philosophique il alla presque à la foi religieuse. L’émigration n’était peut-être pas si complète qu’elle le lui paraissait, et l’orthodoxie de l’éloquent pasteur avait trop de séductions pour être parfaitement sévère. Schleiermacher triomphait alors dans toute la sérénité de son noble cœur et jouissait doucement du plus glorieux instant de sa vie. Fixé bientôt à Berlin, M. S… ne devait perdre aucune des vicissitudes qui attendaient encore son maître de prédilection. Il les partagea les unes après les autres ; mais, saisi de cette impression générale qu’une grande figure laisse toujours dans les esprits, il passait sur bien des différences pour ne voir qu’un même homme et une même doctrine là où il y en avait eu plusieurs. Il oubliait ainsi cette verve critique par laquelle débuta le futur apôtre ; il oubliait même un peu ce fonds de panthéisme sur lequel reposa toujours sa pensée, lors même peut-être qu’elle devint le plus chrétienne. Pour lui, la doctrine, l’homme était tout en un point, et ce point unique ’enchantait : Schleiermacher avait élevé la sensibilité par-dessus la raison.