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l’Allemagne, si désireuse d’unité fraternelle, serait elle-même effrayée d’en devoir quelque chose à l’établissement d’une hégémonie absolue. Tout ce qui peut confirmer au pays une existence propre, tout ce qui peut susciter l’amour de son indépendance est accueilli d’enthousiasme jusque chez cette race flegmatique du nord. On célébrait alors la naissance d’un prince héréditaire, et je ne puis rendre l’élan merveilleux de la joie universelle. Il y avait donc enfin une dynastie qui s’asseyait en Hanovre et régnerait en Hanovre ; on prodiguait les témoignages de gratitude, les félicitations les plus touchantes. On se répandait en protestations de fidélité pour le roi, dont la Providence couronnait les projets ; pour son fils aveugle, dont l’avènement ne serait point troublé par des prétentions désormais inutiles ; pour la pieuse princesse, dont on voyait avec bonheur le dévouement récompensé : ce n’était pas seulement de l’exaltation monarchique, c’était presque du patriotisme ; les mécontens de Goettingue eussent été bien mal venus d’oser dire en un pareil instant que le plus sûr fondement des trônes, c’est toujours le respect de la loi.


ERFURT.

Ce fut ici surtout une station de paix et d’oubli. En Hanovre, j’avais trouvé comme une résurrection de l’Allemagne féodale ; à Erfurt, le hasard d’une rencontre me reporta d’un coup au milieu même de l’ancienne Allemagne philosophique, et grace aux souvenirs, grace aux spirituelles causeries d’un ami que m’avait donné ma bonne étoile, je me sentis ramené de vingt-cinq ans en arrière. Je me laissai faire assez volontiers ; j’avais pris quelque goût à ce grand repos qui m’entourait partout depuis mes dernières étapes, et, le passé s’entr’ouvrant ainsi devant moi d’échappées en échappées, ces vues soudaines m’aidaient par comparaison à mieux saisir le présent. La comparaison ressortait d’elle-même à mesure que mon hôte d’Erfurt me racontait les obscures péripéties de sa longue existence.

C’était un modeste instituteur, un de ces serviteurs dévoués qui sont l’honneur et la vraie vertu de l’Allemagne, tant ils apportent dans leurs humbles fonctions de sagesse, de savoir et de bonté. Arrivé presque au déclin de l’âge, il dirigeait encore une école de province après être resté nombre d’années à Berlin même, du temps des héros, entre Hegel et Schleiermacher. Il avait toujours été très indolent en affaires, très peu soucieux de ses intérêts, très occupé de réfléchir ; il aimait à se regarder vivre, et il avait beaucoup appris en songeant ainsi au fond de lui-même. Que de traces précieuses fidèlement gravées dans sa mémoire ! Il avait observé d’un œil vigilant cette bataille intellectuelle livrée pour ainsi