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embarrassés de leurs chartes, et je ne doute pas qu’il n’y ait partout d’honnêtes gens très heureux d’être au monde, où que le monde s’en aille ; ceux-ci donneraient assurément aux mécontens de toutes couleurs les plus précieuses leçons d’indifférence en matière de choses publiques.

Je me rappelle à ce propos une ou deux soirées que je passai, chemin faisant, dans la société quelque peu naïve d’un jeune théologien de Giessen. Fils d’un forestier de l’Odenwald, simple privat-dotent de la petite université, à peine élevé au premier degré de la hiérarchie académique, il s’était hâté de prendre femme et vivait très pacifiquement au fond de ses études et de son ménage. On connaît cette jolie comédie de Raupach dont le titre est, si je ne me trompe : Il y a cent ans (Vor hundert Jahren) ; je ne sache pas d’esquisse plus agréable des anciennes mœurs scolastiques. Il est surtout une scène que j’aime : c’est le dîner du vieux recteur entouré de sa famille, la nièce et la servante d’un côté, le famulus et l’élève favori de l’autre, un vertueux aspirant au saint ministère. Le recteur parle latin, la servante raconte les nouvelles du voisinage ; le famulus, un peu gris, chante le gaudeamus des étudians ; le savant candidat en théologie se brouille et se raccommode le plus tendrement et le plus maladroitement du monde avec la nièce de son maître, sa fiancée à la mode allemande. Le tout compose un charmant sujet d’intérieur : de la gaieté, du calme, une vie sereine, et sans trop de frais suffisamment occupée, le vrai modèle des douces vertus et des commodes loisirs du vieux temps. Il y avait de ce bonheur-là, il y avait beaucoup de ces modestes mérites chez mon jeune théologien de Giessen. Il était entièrement appliqué à la science qu’il enseignait, ne voyait rien au-delà, et, dans les intervalles de ses nombreuses levons, travaillait de tout son cœur à commenter le prophète Amos : difficile entreprise patiemment abordée par amour pour la gloire. Ce n’était point là l’esprit de Tubingue si vivement tendu vers les idées les plus actives d’à présent ; ce n’était point cet éveil généreux des vieillards de Heidelberg. Il semblait que le siècle, dans sa marche, eût dépassé sans y rien changer ce petit coin de la grande terre allemande.

« A Giessen, m’assurait mon digne cicerone, à Giessen seulement la jeunesse conserve encore la pureté du régime académique, et l’on serait tenté de se croire aux meilleurs jours de la Burschenschaft. » Le fait est qu’à Tubingue et presque partout, du reste, en Allemagne, j’entendais les anciens de l’école remarquer avec un certain chagrin la décadence profonde des us et coutumes du passé. « Le moyen-âge bat en retraite, les étudians ont été des premiers à lui dire adieu. » Voilà comme on parlait à Halle. Ni l’humeur ni le costume, rien ne reste. Ce robuste et grave garçon qui se prélassait par les rues, son bâton au poing, le cou libre et les cheveux au vent, ce sublime ferrailleur, contempteur innocent des faiblesses du genre humain, pour le trouver