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Pour s’expliquer la conduite des Anglais, il faut se demander avant tout à quel prix ils auraient pu continuer la guerre, et si même, avec la certitude de la victoire, il eût été prudent de la prolonger. Sir Henry Hardinge aurait sans doute obtenu d’autres conditions de la ranie ou même du Punchayet ; il ne les aurait pas obtenues de Goulab-Sing. Après le désastre de l’armée sikhe, le gouverneur-général pouvait s’emparer presque sans coup férir de Lahore, d’Amritsir, et de toute la plaine. Cependant les chaleurs seraient survenues, et les Européens, l’élite de l’armée anglo-indienne, auraient succombé pour la plupart avant d’avoir pu faire sentir leur force aux populations de la montagne. Telle est ensuite l’humeur indomptable des Sikhs, qu’après un premier instant d’abattement, tout homme en état de porter les armes serait accouru sous les drapeaux de Goulab, et la guerre se serait prolongée jusqu’à l’extermination des sectateurs de Nanek. La discipline européenne aurait-elle fini par triompher ? Sans doute ; mais il aurait fallu conquérir le Pendjab pied à pied, province par province, et quand enfin la domination anglaise aurait été établie, quand on n’aurait eu plus rien à craindre d’un pays dépeuplé, on se serait trouvé en présence de nouveaux dangers et de nouveaux adversaires. Ces adversaires, bien autrement redoutables que les Sikhs, est-il besoin de les nommer ? Chacun nous comprend. La Russie poursuit sa marche, silencieuse, patiente, infatigable. La Gazette d’Augsbourg, dans un de ses derniers numéros, nous apprend (et toutes les correspondances de Téhéran confirment cette nouvelle) que les Russes construisent en ce moment des ports, des chantiers, des arsenaux, sur les rives méridionales de la mer Caspienne, à Asterabad et à Engeli, des caravanseraïs fortifiés d’étape en étape, d’Hérat à Asterabad, et d’Asterabad à Téhéran. On ne rencontre sur ces deux routes que des Cosaques qu’à leur insolence on prendrait pour les maîtres du pays. Comning events cast their shadows before, dit un proverbe anglais. Voilà des symptômes qui annoncent d’où viendra la tempête. Il est de l’intérêt de l’Angleterre de lui laisser le plus d’espace possible, pour que la trombe ait le temps de s’épuiser avant d’atteindre sa frontière. Voilà pourquoi elle ne prendra pas le Pendjab, voilà le secret de la modération de sir Henry Hardinge.

Il n a pas tenu cependant à la ranie que le gouverneur-général ne fût, pour ainsi dire, conquérant malgré lui. Nous la retrouvons dans cette dernière guerre telle qu’elle nous est toujours apparue, sacrifiant à ses intérêts privés les destines de son pays. Dans les derniers jours de novembre 1845, voyant qu’elle ne pouvait plus retenir les troupes, elle avait enfin consenti à leur départ. Il est assez difficile de décider (et sir Robert Peel en est convenu lui-même à la chambre des communes) si elle souhaitait le succès ou la destruction de son armée. La ranie avait fait preuve de bonne volonté vis-à-vis des Anglais en retardant