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à ouvrir les yeux, non point sur l’étendue du péril, mais sur l’irruption probable et prochaine de l’armée sikhe sur la rive gauche du Sutledge. Il se hâta d’en donner avis au commandant en chef et au gouverneur-général ; mais sir Henry Hardinge, toujours sous l’influence des dépêches précédentes du chargé d’affaires, ne voulut point y croire, et n’en persista pas moins dans sa première opinion que la paix ne serait point troublée, ou que l’armée anglaise commencerait les hostilités. Le 4 décembre, il écrivait encore dans ce sens à la cour des directeurs. Pourtant le 8 décembre l’armée sikhe arrivait sur les bords du Sutledge, et le 11 elle passait le Rubicon.

Tout le monde a lu, et il est inutile de recommencer ici, le récit des batailles de Moudki, de Ferozshah et de Sobraon. On a admiré la ténacité des vainqueurs, l’héroïsme des vaincus. Cinq combats successifs livrés avec une audace, une opiniâtreté sans égale, avec un instinct de l’art de la guerre qu’on n’aurait jamais attendu de pauvres Hindous, et que les Sikhs devaient sans doute en partie aux leçons de nos braves généraux, ont dévoré la moitié d’une armée de soixante-dix mille hommes. L’ardent fanatisme des akhalis est venu se briser contre le mur d’airain des baïonnettes anglaises ; mais les guerriers sikhs ont non-seulement conquis une belle place dans l’histoire en balançant un moment la fortune de la compagnie, ils ont gagné ce que nul peuple indien n’avait obtenu avant eux, la conservation de leur nationalité, et, jusqu’à un certain point, de leur indépendance.

Quant aux Anglais, on peut s’étonner à bon droit de la réserve qu’ils ont montrée après la victoire. Les conditions qu’ils ont imposées après des luttes si meurtrières sont à très peu de chose près les mêmes que celles qu’ils offraient avant la guerre. C’est encore : 1° la réduction de l’armée sikhe à un chiffre proportionné aux besoins et aux ressources du Pendjab ; 2° la cession définitive du territoire sur la rive gauche du Sutledge. Les seules clauses nouvelles sont une indemnité de 40 millions qui ne couvrira nullement les frais de la guerre, et l’annexion au domaine de la compagnie du triangle compris entre le Sutledge et le Bias, petit territoire qui n’est qu’un point dans l’espace en comparaison des vastes possessions laissées au Khalsa. En revanche, le trône de Rundjet reste debout, et on lui a donné pour appui Goulab-Sing, l’homme le mieux fait pour le soutenir, et peut-être pour l’occuper ; un soldat accompli, confirmé par le choix même du gouvernement de l’Inde dans une dictature qui doit se prolonger toute sa vie ; un chef puissant par ses propres relations, profondément rusé, d’une immense énergie, patriote avant tout, et peu bienveillant jusqu’à ce jour pour l’étranger ; un homme enfin qu’on a trop loué pour une neutralité fort douteuse, et qui ne fera le sacrifice de l’indépendance nationale qu’avec sa vie.