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Un sourire encore plus moqueur et trahissant une pensée perfide, mais aussitôt réprimée que conçue, effleure les lèvres du monarque, qui répond avec une fausseté accomplie : — Entre les Anglais et moi il n’y a qu’un cœur.

A cet endroit de la conversation, il fit claquer ses doigts, en écartant le coude et en levant la main droite, comme pour dire : Voilà qui est fini. Soit que ce signal fût mal interprété, soit qu’il servît de prétexte à une curiosité irrésistible, un groupe de femmes sortit aussitôt du kiosque ou de l’espèce de chaumière attenant à la tente. A la différence des costumes, il était aisé de reconnaître la maîtresse dans celle qui marchait en avant, les esclaves dans les deux femmes qui la suivaient. La première, ranie Chanda, était alors une petite femme qu’on aurait pu prendre pour une enfant, tant elle était svelte et délicate ; assez jolie de traits, du buste aussi, elle avait les bras et surtout les jambes beaucoup trop maigres. Selon la coutume des femmes indiennes, elle s’était noirci avec une légère couche d’antimoine le bord de la paupière inférieure, et ses yeux, naturellement très beaux, empruntaient à cette préparation une douceur et un éclat particuliers. Ses lèvres, du rouge le plus vif, ressortaient sur un teint assez foncé pour qu’on eût de la peine à s’apercevoir quand une émotion passagère colorait ses joues. Le regard de la ranie était assuré, et l’expression de sa physionomie plutôt fine et spirituelle que modeste. Elle était parée avec magnificence et même avec goût, à l’exception des ornenmens d’or et de perles, qui pendaient avec trop de profusion sur son front et sur ses oreilles.

Comme pour répondre à l’appel du raja, la ranie s’approche du groupe royal et vient s’incliner devant Rundjet. Celui-ci, qui n’est point dupe de cette ruse féminine, lui sourit avec bonté, mais en lui faisant signe de s’éloigner. Elle obéit, mais après avoir promené sur tous les assistans un regard curieux qui s’arrête plus long-temps sur Jacquemont. On la voit rentrer dans le kiosque, où elle reprend probablement la place qu’elle occupait jusqu’à cette heure derrière une fenêtre masquée par un léger treillage de roseaux. De là elle peut, sinon tout voir, au moins tout entendre.

Après un moment de silence, Rundjet reprend la conversation interrompue :

— Pourquoi M. Burnes n’arrive-t-il pas[1] ?

— N’est-il pas attendu chaque jour ?

  1. Le célèbre Burnes amenait alors de Bombay des chevaux normands que le bureau de contrôle envoyait en présent à Rundjet. Ces cadeaux n’étaient que le prétexte et le passeport de son expédition, dont le véritable but était de remonter le cours de l’Indus, du Sutledge et du Ravy, en étudiant les ressources que ces rivières pouvaient offrir à la navigation et au commerce anglais, ainsi que les moyens de défense des divers états placés sur leurs bords.