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pare les habitantes de nos salons, si heureuses de rester à la même place, et voyageant tout au plus de la Scala de Milan au Théâtre-Italien de Paris, de ces touristes infatigables qui ont le pied marin, l’assiette à cheval ferme et excellente, la tenue des rênes parfaite, et qui, avec tout cela, gardent le plus long-temps qu’elles peuvent une forêt de cheveux blonds encadrant un visage rose, l’horreur de certains mots vulgaires, la vénération pour l’ennui du dimanche, et l’habitude des soins attentifs donnés à la nursery ? La secrète superstition de la famille et du foyer vaut mieux, j’en conviens, que le froissement social et le tracas des salons ; l’une se dirige vers le devoir et atteint souvent le bonheur, l’autre cherche le plaisir et se perd dans les angoisses de la vanité ou le marasme de l’ennui. La loi de notre ancienne société fut celle d’un commerce facile entre les hommes ; par là nous sommes arrivés à cette sociabilité excessive, charmante, qui n’a pas peu servi la civilisation du monde. Nous avons beaucoup moins sacrifié que les Anglais au petit centre de la famille et à son égoïsme sacré : c’est au contraire de ce centre de la famille qu’émanent toutes les idées nobles et consolantes de l’Anglais. Il a l’esprit de famille et l’esprit de commerce, dont l’un le replie sur lui-même, et dont l’autre le rejette au dehors. Voyageur et conjugal, ces deux penchans contraires s’équilibrent mutuellement, comme chez nous l’esprit de guerre et le besoin de sympathie.

Nos voisins doivent considérer que ce sont là des faits écrits dans la vie sociale des deux races, et non pas des généralités métaphysiques. Il ne faudrait pas se faire un mérite exclusif de ce qui est une nécessité organique. Nous possédons d’excellens mémoires et des biographies personnelles admirables, précisément parce que nous avons vécu dans la société et pour la société. Les Anglais n’en ont guère, mais ils possèdent d’admirables humoristes qui nous manquent, et dont nous pouvons à peine comprendre le mérite et le sens, ce penchant à la sociabilité nous ayant rendus moutonniers et nous ayant fait maudire comme original, c’est-à-dire ridicule, tout ce qui sort du cadre commun et de la discipline sociale. Que notre voisin d’outre-Manche efface donc à jamais de son esprit cette persuasion burlesque, que, « si les femmes de France n’écrivent pas leurs voyages, c’est qu’elles ne savent pas épeler ; they cannot spell. » Ah ! si nous voulions, pour le punir de sa parole discourtoise, lui envoyer seulement, par le plus grand steamer, la cargaison de philosophie, de poésies, de facéties et de rêveries dont nos dames sont heureusement délivrées, depuis cinq ans, à Paris et dans nos provinces, le fret et le port lui coûteraient sa fortune !

Pour répondre par l’épigramme au chevalier anglais, nous n’aurions qu’à consulter son spirituel compatriote Thomas Moore, et à lui emprunter sa « Biddy Fudge. » C’est une demoiselle anglaise en voyage dont Thomas Moore, en son meilleur temps, a fait le type des touristes