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Les Allemands possèdent un excellent mot (selbstændigkeit) pour exprimer cette vivacité forte d’une personnalité qui subsiste par elle-même, et tire d’elle ses propres ressources. Nous ne discuterons pas ici ce que l’on peut gagner ou perdre à ce mode féminin ; mais nous concevons que le penchant locomotif des dames anglaises soit, pour leurs pères et leurs maris, un grand sujet d’enthousiasme. « Où trouvera-t-on, dit l’un d’entre eux, des femmes qui vous écrivent quinze mille pages en six ou sept ans, et qui, à elles toutes, fassent plus de trente mille lieues de mer et de terre dans le même espace de temps ? » C’est en effet magnifique, et à Dieu ne plaise que je ne rende pas justice à une intrépidité si persévérante, à une force morale et musculeuse servie par tant d’activité de plume !

Toutefois il ne faudrait pas insulter nos femmes, comme un Anglais, dans une publication très distinguée, vient de s’en aviser à ce propos. De grace, laissez à chacun ses mérites ; de ce que la dame anglaise est autre chose, il ne faut pas conclure si vite que ce soit mieux. Elle a le jarret ferme, le coup d’œil pittoresque et la parole vive, nous en convenons ; elle publie aussi beaucoup, ce qui peut être considéré comme un bien ou un mal, selon le cas : mais, si vous lui sacrifiez toutes nos mères et toutes nos filles, si vous soutenez qu’elles sont des sottes et des ignorantes, nous serons de moins bonne composition pour les dames anglaises, écossaises et irlandaises qui couvrent la terre et l’océan ; nous reconnaîtrons moins facilement le courage, l’intrépidité, la bonne humeur, la grace hardie, dont elles sont douées, et surtout cette ravissante « absence de nerfs, » cette excellente vigueur d’un tempérament prêt à tout, et ce don merveilleux de se trouver bien sous diverses latitudes. Pourquoi jeter le gant à l’Europe entière, et, par cette chevalerie imprudente, exposer les beautés britanniques à de justes représailles ? Le champion des voyageuses anglaises est surtout cruel envers nos femmes. « La Française (ainsi s’exprime-t-il) a les yeux vifs comme la langue, elle saurait observer finement et décrire brillamment ; mais elle est gênée par une petite difficulté, une bagatelle, que nous sommes presque fâchés d’avoir à indiquer ; elle ne sait ni lire ni écrire ! (she cannot spell). »

Hélas ! chevalier britannique, vous vous trompez bien. Elle sait lire et écrire, elle ne le sait que trop ! et jamais plus grave erreur ne fut commise par ceux de nos romanciers français qui peignent de si folles couleurs vos salons et vos boudoirs. Vous qui êtes inexorable pour les bévues des historiens et des nouvellistes, vous qui riez d’un si bon rire lorsqu’ils disent « Sir Pelham ou sir Burdett, » ou lorsqu’ils prennent des pine-apples pour des pommes de pin, et en font manger deux cent trente aux aldermen réunis, ou lorsqu’ils placent Gogmagog parmi les rois saxons, — avez-vous pu tomber dans une erreur qui est en outre une impolitesse ? Vous ne savez donc pas ce que la femme fran-