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maintenant ! leur dit-il, c’était le moment tout à l’heure quand je jouais de la flûte. » Le farouche Sylla n’y mettait pas même tant de façons. « Un laboureur, disait-il aux partisans de Marius, fut mordu par des poux. A deux reprises, il quitta sa charrue pour secouer sa tunique ; mordu de nouveau, pour être enfin tranquille, il jeta sa tunique au feu. »

On le voit, tous ces apologues ont un même caractère ; ils ne sont rien par eux-mêmes, toute leur valeur est dans les circonstances qui les ont amenés. Ce sont de spirituelles reparties, d’élégans artifices de style, des argumens ad hominem ; ce seront plus tard des figures de rhétorique : ce n’est pas un genre de littérature. Chez d’autres peuples, dans le nord de l’Europe par exemple, l’observation des animaux et de leurs mœurs occupe une place bien plus grande dans la fable. L’homme barbare et enfant a pu prendre l’instinct pour l’intelligence. De là des contes où la nature réelle est fidèlement reproduite, et d’où la moralité sort comme elle peut. Chez les Grecs, au contraire, la morale, l’affabulation est tout ; la fable n’est que le vêtement de la pensée ; le plus transparent est le meilleur. Les animaux de la fable sont les masques de convention que portaient les acteurs sur la scène ; c’est toujours l’homme qui parle et qui agit.

Il est certain au reste, et nous ne prétendons pas le nier, que le goût des fables, et sans doute aussi un assez grand nombre de sujets, venaient aux Grecs, des peuples orientaux. Babrius le dit lui-même[1]. « La fable, ô fils du roi Alexandre, est une vieille invention des hommes de Syrie ; j’entends de ceux qui vivaient au temps jadis, sous Ninus et Bélus. Le sage Ésope vint le premier la conter aux enfans des Grecs. » Cette dissimulation de la pensée qui se cache pour frapper plus juste est bien en effet dans les mœurs de l’Orient ; c’est en Orient surtout que la fable paraît être chez elle. On a même retrouvé dans les livres sanscrits plus d’un apologue ésopique. Mais ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que ces mêmes apologues sont devenus grecs en passant par la Grèce. Venus de pays différens, ils eurent beau conserver long-temps leurs noms, leurs traits caractéristiques, pour tous le nom commun de fables ésopiques finit par prévaloir, parce qu’entre toutes ces fables, libyennes, cariennes, cypriennes, ciliciennes, lydiennes, phrygiennes, etc., il y avait un lien commun, une forte unité, celle de l’esprit grec qui les refaisait toutes à son image. Cette diversité primitive est un fait curieux ; elle ne s’effaça pas si complètement ni si vite qu’il n’en soit resté quelques traces, même dans Babrius. Ainsi nous savons que les fables libyques, attribuées par la tradition à un certain Cibyssus, furent longtemps en grand honneur, même chez les Romains. Elles venaient apparemment de la colonie de Cyrène. Nous en avons un bel exemple :

  1. Prologue II, v. 1.