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parut enfin, chez Didot, l’édition princeps sous la forme d’un magnifique volume grand in-octavo, avec une pompeuse dédicace au ministre de l’instruction publique, une traduction latine et un commentaire où l’éditeur avait versé, plus largement que d’habitude, tous les trésors de son esprit et de son érudition. Le signal était donné. Aussitôt le ban et l’arrière-ban de la philologie entrèrent en campagne ; tous les critiques descendirent dans la lice, armés, qui d’une correction, qui d’une restitution, qui d’une conjecture. L’un s’adjugea la question de métrique, un autre chercha dans le texte les traces de plusieurs rédactions successives. L’âge, la patrie, le nom du poète, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas, rien n’échappa aux investigations. On pense bien que les classes de nos collèges ne pouvaient rester étrangères à ce grand mouvement ; il fallait que Babrius devînt populaire ; la sollicitude de nos hellénistes y pourvut. L’Allemagne vint à son tour. MM. Orelli et Baiter à Zurich, M. Weise à Leipsig, M. Lachmann et ses amis à Berlin, donnèrent de nouvelles récensions à grand renfort de notes érudites. En moins de six mois, les variantes s’étaient accumulées au point de refouler déjà le poète vers l’extrémité supérieure des pages. A voir la vivacité de la lutte, l’ardeur des combattans, leur enthousiasme pour l’auteur qu’ils commentent, on croirait assister à un de ces grands débats qui mettaient aux prises les savans du XVIe siècle, et qu’une méchante langue du temps appelait des tempêtes dans un verre d’eau. Rien n’y manque, pas même, il faut le dire, les grandes colères et parfois les gros mots. C’est peut-être, soit dit en passant, pousser un peu loin l’affectation de couleur locale. Nous honorons infiniment l’érudition allemande, mais nous voudrions la voir, comme Babrius, « adoucir les rudes formes de ses iambes amers ; » l’urbanité et le bon goût ne gâtent jamais rien.

Justice soit donc rendue à la critique moderne. Si aujourd’hui la personne de Babrius, son siècle, son histoire, en un mot tout ce qu’on aime à savoir d’un écrivain, d’un poète, nous est à peu près aussi inconnu qu’il y a deux ans, ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre. Ce qui lui a fait défaut, ce n’est ni la subtilité, ni l’audace ; ce sont les faits. On sait qu’en général les poètes grecs parlent peu d’eux-mêmes ; la fable ésopique ne se prêtait pas volontiers, nous aurons bientôt l’occasion d’y revenir, aux causeries, aux libres épanchemens que nous aimons à trouver dans La Fontaine. Babrius raconte et raconte bien, mais il s’efface derrière ses personnages. Tout ce qu’il nous apprend de lui-même se réduit à ceci : le premier livre de ses fables est adressé à un enfant nommé Branchus, le second à un fils du roi Alexandre. Quel est-ce Branchus ? Ce fils du roi Alexandre est-il le même que Branchus ? On ne sait. — « C’est moi, dit-il dans le second prologue, qui ouvris le premier la porte ; d’autres sont entrés après moi. » Babrius est donc le premier