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l’assistance qu’il devait attendre en pareil cas d’un autre que moi, mais cela se conçoit.

— Voyons, la main sur la conscience ?

— Peut-être, dans mon trouble, lui ai-je trop fortement comprimé les mains.

— Sans mauvaise intention ?

— Eh bien ! reprit le métis d’une voix qui perçait à peine à travers ses dents serrées, tandis que sa bouche exhalait un souffle ardent, je crois que je l’ai empêché de monter dans le canot !

— Vous ne vous en êtes jamais repenti ?

Le plongeur, qui depuis quelques minutes roulait une cigarette, battit le briquet, des étincelles jaillirent et vinrent éclairer sa figure ; évidemment cette question l’étonnait.

Caramba ! l’alcade n’avait aucun droit sur ma personne, le bando ne parle pas de tintorera. — Mais attendez, continua le plongeur, je n’ai pas fini mon histoire. Au moment où Rafaël disparut sous l’eau, je m’y précipitai moi-même.

Ce fut à mon tourde montrer une profonde stupéfaction à cet incident inattendu. José Juan s’en aperçut.

— J’avais cent raisons, dit-il, pour en agir ainsi. D’abord cette tintorera, bien qu’elle m’eût débarrassé d’un rival qui m’était devenu odieux, me déplaisait par la brutalité avec laquelle elle avait dépecé le pauvre Rafaël. Elle avait touché à l’honneur de la corporation des plongeurs. N’oubliez pas que je suis un de ses capataz. Puis, une fois affriandée de chair humaine, elle n’eût pas manqué de venir nous attaquer plus tard. Enfin le juge criminel ou l’alcade pouvait-il me demander compte de mon ami quand j’aurais tué le requin qui l’avait coupé en deux ? Vous ne connaissez pas les mœurs des requins, seigneur cavalier ?

Je convins modestement de mon ignorance.

— Eh bien ! rien ne les met plus en belle veine de férocité (je parle de la tintorera et non du requin ordinaire, dont Rafaël, je vous l’ai dit, ne se souciait nullement) que les nuits d’orage semblables à celle où je vis mourir mon rival. Une matière gluante distillée par des trous placés autour du museau des tintoreras se répand sur toute leur peau et les rend luisantes comme des mouches à feu, surtout quand le tonnerre se fait entendre. Cette lueur les fait apercevoir la nuit, et plus la nuit est sombre, plus elles brillent. Par bonheur aussi, elles n’y voient guère, et un nageur silencieux a sur ces monstres l’avantage de la vue. Ajoutez à cela qu’ils ne peuvent vous happer qu’en se retournant sur le dos, et vous concevrez qu’un homme intrépide et bon nageur a quelque chance d’en venir à bout.

Je ne plongeai, comme vous pensez, qu’à une médiocre profondeur, pour ne pas m’essouffler et aussi pour jeter un coup d’œil au-dessus,