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heureux, ma foi, que je ne me sois pas trompé de cent lieues, car j’aurais eu à vous nourrir plus long-temps ; mais soyez sans inquiétude, les escales tant directes que rétrogrades sont comprises dans le prix du passage ; nous allons nous reposer à Cerralbo, et je vous reconduirai à Pichilingue.

Le matelot français me lança un regard expressif, il était impossible d’avoir plus complètement raison.

Le soleil s’abaissait déjà au moment où les îles signalées commencèrent à être visibles à des yeux autres que ceux d’un marin ; il allait se coucher lorsque nous arrivâmes à l’entrée du canal qui sépare l’île de Cerralbo de celle d’Espiritu-Santo. Rien n’est triste comme l’aspect de ces deux îles, avec leurs bords escarpés de roches noires contre lesquelles l’eau se brise, jaillit et retombe en remous écumeux. Habituellement désertes, les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ne sont peuplées que deux mois de l’année par les pêcheurs de perles, et cela en juin et juillet : j’ai dit que nous étions à la fin du premier de ces deux mois.

Nous commencions à distinguer les huttes élevées temporairement par ces aventuriers, les embarcations attachées dans les anfractuosités des rochers, quand deux canots, montés par deux hommes dont l’un semblait poursuivre l’autre, se détachèrent de l’île de Cerralbo dans la direction de l’île voisine. Des cris partis du rivage annonçaient qu’à terre on prenait un vif intérêt à cet incident. Les deux canots, luttant de vitesse, semblaient voler sur la surface de la mer, devenue paisible à quelque distance des rochers de la grève. Cependant l’avantage paraissait insensiblement passer du côté du poursuivant. Notre équipage s’émut de ce spectacle ; le Canaca, le Chinois, montèrent sur les haubans pour mieux voir la course, tandis que les Apaches grimpèrent dans les hunes, le long du calhauban, à l’aide des doigts de leurs pieds, dont ils se servaient comme les singes. Le capitaine lui-même prit sa longue-vue, et, après avoir regardé attentivement pendant quelques minutes :

— Il est perdu, dit-il en se tournant vers moi.

— Qui ? demandai-je.

— Eh bien ! l’homme qui se sauve dans son canot.

— Qui vous le fait croire ?

— C’est José Juan qui le poursuit.

Ce nom ne m’apprenait rien, mais je jugeai inutile de troubler par de nouvelles questions le capitaine, qui semblait fort préoccupé du résultat de la course. Je repris donc mon attitude d’observateur attentif et silencieux. La goëlette avançait toujours, et la distance qui nous séparait des deux jouteurs, diminuant de plus en plus, me permettait de mieux suivre les phases de la lutte. Il était évident que celui qui fuyait tendait à gagner une petite crique qu’on apercevait au milieu des roches à pic qui bordent l’île d’Espiritu-Santo. C’était le seul endroit où l’on