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joignent de nouvelles fonctions et des instincts multipliés, mais tellement disposés, qu’ils sont principalement tournés vers la satisfaction des besoins d’alimentation et de reproduction. L’animal a de l’intelligence, la faculté de se mouvoir, des sens qui l’éclairent ; mais tout cela, hors le temps du rut et de la nourriture des petits, est presque uniquement dirigé vers les moyens de saisir la proie. Il passe sa vie à remplir son estomac ; ce grand but absorbe toutes ses facultés, et il ne semble les posséder que pour être en état de pourvoir à cet impérieux besoin. Cependant, de même que dans la vie végétale apparaissaient déjà quelques aspirations vers l’agrandissement, de même dans la vie animale se montrent aussi des tendances vers un état ultérieur. Plusieurs témoignent de l’aptitude à l’industrie : des oiseaux construisent leur nid avec habileté, les castors font de grandes bâtisses sur les eaux, et, comme dit le fabuliste en parlant des sauvages voisins de la république amphibie,

… Nos pareils ont beau le voir,
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.


Certains arts même commencent à poindre, et le goût de la musique est remarquablement développé chez le rossignol.

Un pas de plus, et l’espèce humaine est constituée. S’il est vrai que l’homme sauvage, au plus profond de la barbarie originelle, n’a que peu de prérogatives au-dessus des animaux supérieurs, et si son industrie ne dépasse pas de beaucoup la leur, il est vrai aussi qu’il a en lui des germes susceptibles d’évolution, et qu’une raison plus étendue et plus capable de combinaisons (mentis que capacius altœ) recule pour lui la limite du développement et lui permet de faire des accumulations au profit de l’espèce. A fur et mesure qu’il s’élève, le cercle s’agrandit autour de lui ; les besoins matériels cessent d’absorber tout son temps, et il lui reste du loisir pour accroître son industrie, réfléchir sur lui-même, cultiver les arts, créer les sciences et améliorer sa vie dans les quatre directions de l’utile, de l’honnête, du beau et du vrai. Supposez, ce qui est la réalité, supposez que les acquisitions successives aient une tendance à modifier héréditairement l’état mental de l’homme, et vous aurez dans sa racine la cause de l’évolution des sociétés, évolution où chaque degré rend l’esprit humain plus dispos et plus apte à atteindre un degré ultérieur. L’hérédité est ici la condition fondamentale, et, si elle n’agissait pas, les populations resteraient immobiles. C’est inutilement que sans transition l’on essaie d’imposer aux peuplades sauvages une civilisation avancée ; c’est inutilement aussi que des esprits heureusement doués auraient mis le genre humain dans la voie de la culture, si cette culture à son tour n’avait modifié le genre humain, le rendant à la fois plus docile et plus fécond.