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échoir, et sous le ministère Melbourne il devint en réalité l’ame du gouvernement, se chargeant tour à tour du département où sa fermeté, sa prudence, étaient nécessaires. Alors se manifestèrent en lui toutes les qualités d’un chef de parti ; son caractère, ses vues politiques, son talent oratoire, son habileté consommée à conduire les débats, son adresse à manier les hommes, se développèrent harmonieusement, et l’estime, la confiance de ses amis, le respect de ses adversaires, furent désormais acquis à lord John Russell.

Ce qu’il y a de plus remarquable et de plus excellent dans lord John Russell, c’est le caractère. En toutes choses, dans toutes les circonstances, il conserve une inflexible droiture. L’art de se plier aux nécessités du moment lui est inconnu. Le talent de tromper ses adversaires, de mystifier ses amis, que sir Robert Peel possède à un si haut degré, lui est étranger, et, le possédât-il, il rougirait de s’en servir. Ses discours sont en harmonie avec son caractère et son esprit. Il expose ses idées avec clarté, sans prétendre à l’élévation, ne visant ni au sublime ni à l’éloquence, et rencontrant souvent l’un et l’autre. Il va droit au but, naturellement, sans effort. On dirait qu’il a à peine songé à ce qu’il dit, tant ses paroles coulent avec aisance, ne laissant aucune face de la question de côté, examinant le fort et le faible. Vous vous laissez entraîner avec complaisance à ce flot naturel de bon sens, d’honnêteté ; puis tout à coup, à une idée profonde, originale, hardie, vous êtes réveillé en sursaut, et vous joignez vos applaudissemens à ceux de la chambre. C’est que, sous cet air discret, modeste, se cache un homme d’état austère, expérimenté, un esprit profond qui rappelle, bien qu’avec moins d’éclat, par ses nobles élans, l’admirable nature de Fox, le modèle et l’idole de lord John Russell ; et c’est par ce côté surtout qu’il exerce tant d’empire sur son parti, qui trouve en lui comme dans une source vive et abondante l’expression la plus exacte, la plus naturelle, de ses sympathies, de ses sentimens, de ses instincts : lord John Russell est en quelque sorte la tradition vivante du whigghisrne.

Vous me croirez sans peine, j’imagine, monsieur, si j’ajoute qu’il suffirait à lord John Russell de bien peu d’efforts pour être un orateur parfait. Malheureusement il paraît dédaigner les qualités brillantes et péniblement acquises de l’éloquence. Son langage est toujours choisi ; son style, simple, élégant, tel qu’il sied à un gentilhomme du nom de Russell. Néanmoins ses discours, faute de ce je ne sais quoi qui n’appartient qu’aux natures éloquentes par instinct et fortifiées par de patientes études, ne produisent pas à la lecture ni même à l’audition un effet entraînant. En l’entendant, en le lisant, on est uniquement persuadé, convaincu par l’autorité de l’homme. Combien serait plus puissante la parole de lord John Russell, si elle était revêtue de ce riche vêtement qui est l’heureux don de M. Macaulay et de M. Shiel ; mais