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désintéressé, que l’on ne cesse de vous présenter en France comme le modèle des hommes d’état !

Sir Robert Peel avait compté, avec raison, que la crainte de la famine, loin de se calmer, irait croissant. Comme s’il eût redouté qu’elle diminuât d’elle-même, il semble qu’il ait pris à tâche de l’exagérer par la mesure la plus propre à jeter l’alarme dans la population. Une commission d’enquête est nommée à grand bruit. Sous le prétexte de dresser les instructions de cette commission, sir Robert Peel réunit le 25 novembre le cabinet, qui n’avait pas été convoqué depuis le 6, et lui pose sous une autre face la question du rappel des corn-laws. On ne pouvait, disait-il, ordonner, prendre des mesures de précaution contre la famine, sans recourir au seul remède efficace, qui était, sinon le rappel des corn-laws, au moins la suspension momentanée de ces lois. Sir Robert Peel trouva ses collègues aussi rétifs qu’auparavant, et Dieu sait comment il serait sorti de cette situation délicate, quand un événement auquel il ne s’attendait guère vint encore la compliquer.

Lord John Russell avait appris à Édimbourg, par le bruit public, et sans doute aussi par une voie plus sûre, la résolution de sir Robert Peel et l’accueil qu’elle avait trouvé dans le cabinet. Convaincu qu’il n’avait pas de temps à perdre pour déjouer la tactique de sir Robert Peel, il consulta en toute hâte ses amis, et le 22 novembre paraissaient dans divers journaux sa lettre aux électeurs de la Cité et celles de lord Morpeth et de plusieurs autres personnages considérables du parti whig. Sir Robert Peel a très naïvement avoué, dans la chambre des communes, que cette démonstration l’avait fort embarrassé, et on n’a pas de peine à le comprendre. Elle prévenait en effet ses projets. Combien dut-il maudire ses trop timides et scrupuleux collègues, qui l’avaient empêché de triompher encore une fois avec les idées de ses adversaires ! Sa situation, d’abord si favorable, était irrévocablement compromise par ces adresses. Si les corn-laws eussent été suspendues ou rappelées au commencement du mois, ainsi qu’il l’avait proposé, il avait pour excuse les circonstances critiques ou, selon lui, se trouvait l’Angleterre. A présent, il eût été trop aisé de prouver que la conduite du cabinet n’avait sa raison d’être que dans la lettre de lord John Russell. Sir Robert Peel perdait donc ainsi le fruit de ses adroits calculs. Il tenta de nouveau, mais vainement, de persuader à ses collègues qu’il était temps encore de prévenir les whigs par une mesure hardie. Alors sir Robert Peel, faisant appel aux sentimens les moins élevés et n’étant pas encore résolu à faire violence à son parti, leur persuada de courber la tête sous l’orage. Il les convainquit de la nécessité d’une retraite momentanée, et obtint que le cabinet se retirerait tout entier. Sir Robert Peel pensait, avec raison, que lord John Russell, appelé naturellement à lui succéder, ferait aisément passer dans le parlement le rappel des corn-laws, et qu’il