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espèce de monstre difforme, cui lumen ademptum ; s’il était aveugle, c’est que Dieu l’avait frappé de cécité pour le punir de ses crimes. Milton reprit la plume. Dans sa réplique[1], il attaque vivement un nommé Morus qu’il soupçonnait être l’auteur de l’injurieux libelle, puis il se défend lui-même : la discussion politique vient ensuite, et il la termine par une longue et chaleureuse apostrophe à Cromwell, qui depuis quelques, mois avait été proclamé lord protecteur des trois royaumes. Milton s’adresse à Cromwell parce qu’en lui reposent toutes les espérances de la patrie, parce qu’il a entre ses mains le dépôt sacré de la liberté anglaise. « Cromwell, lui dit-il, tu ne peux être libre sans nous, car la nature a voulu que celui qui usurpe la liberté des autres perdît le premier la sienne. » Milton demande aussi au lord protecteur de respecter la liberté de l’église, et de ne pas accoupler, par un mélange adultère, deux puissances essentiellement différentes, la puissance civile et la puissance spirituelle. Il réclame la liberté de penser ; par elle seule, la vérité peut fleurir. Enfin, interpellant ses concitoyens, il les exhorte à se réformer eux-mêmes, à chasser du milieu d’eux les passions, les vices, les désordres qu’ils ont entendu punir chez les partisans de la royauté. Il adjure l’Angleterre d’éviter le sort de Rome antique, et de ne pas oublier que la liberté, c’est la justice, c’est la vertu. De tels sentimens font souvent oublier, en lisant les pamphlets de Milton, qu’ils contiennent l’apologie du régicide. Avant de répondre à Saumaise, Milton s’était adressé au parlement pour réclamer la faculté d’imprimer sans censure ; il aimait la liberté comme citoyen, comme chrétien, comme penseur. Dans ses actes, dans ses écrits, il porta l’ardeur d’un croyant, l’imagination d’un poète, et cette dernière qualité l’a fait immortel. Qu’importe au monde aujourd’hui la prose politique de Milton ? Le pamphlétaire est oublié ; le poète est dans la mémoire de tous. Il y a dans la poésie une incorruptible vertu qui rend contemporains de tous les âges ceux qu’elle a vraiment inspirés. Les systèmes et les révolutions se succèdent, les mœurs et les idées changent avec une rapidité que rien n’arrête : qui survit à toute cette instabilité ? La beauté, la beauté dans la forme, dans l’expression. Aussi Byron n’a-t-il jamais songé à multiplier ses discours au sein de la chambre des lords pour accroître sa gloire.

C’est à l’époque de Cromwell que le pamphlet commença à devenir une des habitudes des mœurs anglaises. Il était naturel que le peuple qui avait trouvé son originalité non pas dans l’invention, mais dans la pratique constante du gouvernement représentatif, fît le premier un usage politique de l’imprimerie. A la discussion parlementaire s’associe désormais une forme nouvelle de débat. Ce qui préoccupe le pays, ce qui le passionne, a sur-le-champ dans quelques pages une expression courte et

  1. Joannis Miltoni Defensio secunda pro populo Anglicano ; 1654.