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protectionistes et les illusions dangereuses des free-traders et des chartistes. Vous ne devez donc pas être surpris, monsieur, qu’une pareille déclaration de principes dans les circonstances présentes excitât un vif intérêt, et, si un sujet devait servir de texte aux leaders des journaux, c’était cet article de lord John Russell. Cependant c’est à peine s’il en a été question dans un ou deux journaux ; tous paraissent avoir ignoré quel en était l’auteur. Les deux principaux organes de l’opinion libérale, le Morning-Chronicle et l’Examiner, en ont seuls parlé, et ont traité assez dédaigneusement ce manifeste du chef de leur parti.

Ce simple fait vous en apprend assez, monsieur, sur la valeur des renseignemens que fournit notre presse. Je ne voudrais pas cependant la rabaisser dans votre estime. Nos journaux méritent votre attention ; ils ont une grande importance, plus grande assurément et tout autre que vous ne l’imaginez. En France, les journaux font l’opinion publique ; ici, ils en sont les organes directs, l’expression la plus fidèle, ce qui est bien différent. A quoi croyez-vous, monsieur, qu’il faille attribuer l’autorité qu’avait conquise la ligue dans ces derniers temps, cette force irrésistible qui a obligé les whigs à se ranger sous son drapeau, et fait crouler le plus puissant cabinet qui ait jamais gouverné l’Angleterre ? Ce n’est assurément pas à la crainte de la disette, car personne n’y croit. Cette révolution inattendue n’a pas eu d’autre cause, soyez-en convaincu, que l’appui prêté à cette monstrueuse association par les quatre principaux journaux de Londres. L’adhésion du Times a donné plus de poids aux prédications de la ligue que n’auraient pu faire vingt mauvaises récoltes et les horreurs d’une famine. Les hommes d’état ne se sont pas trompés à ce symptôme décisif, et de ce moment les corn-laws ont été condamnées. La voix de la presse est véritablement ici la voix du peuple, et c’est là que gît toute sa force. Dans cette mission, les individus disparaissent, les hommes s’effacent ; il ne reste plus qu’un être de raison, le journal. Qui sait, à Londres, le nom des rédacteurs, d’ailleurs si habiles, du Times, du Morning-Chronicle et des autres feuilles ? A peine connaît-on quelques-uns des principaux intéressés dans ces colossales entreprises. Le spirituel Sydney Smith raconte, dans un de ses pamphlets, que les amis de M. Fox s’étonnaient de l’entendre sans cesse s’enquérir de l’opinion d’un certain lord B… homme médiocre et peu considéré. Ils lui en demandèrent un jour la raison, et M. Fox leur répondit : « L’opinion de cet homme que vous méprisez a une plus grande valeur que vous n’imaginez. Il représente exactement les préjugés, les sentimens les plus communs en Angleterre, et, quand je connais l’opinion de lord B… sur une mesure, je sais ce qu’en pense la grande majorité du pays. » En effet, dans un pays où la nation tout entière a une si large part au gouvernement, il est utile, il est nécessaire de connaître avec précision ce qu’elle pense. La presse tient lieu