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était venu étudier les ouvrages à Venise sous la direction de Galuppi. Nous renonçons à décrire la précision vraiment admirable avec laquelle des gens du monde ont rendu cette prière : intonation, mesure, expression, nuances, il y avait tout. Il faut dire aussi que ces nobles voix étaient conduites par un musicien fort habile, plus en état peut-être que personne de les initier aux mystères d’une exécution de ce genre, nous voulons parler de M. Rubini, naguère encore maître de chapelle de l’empereur Nicolas, et qui, à ce titre, doit s’entendre sur les moyens d’inculquer aux masses chorales le sentiment de la précision. On sait en effet ce qu’est cette chapelle impériale, composée de quatre-vingts chanteurs recrutés militairement dans toute la Russie ; plusieurs ont parlé des prodigieux effets que l’autorité despotique du maître obtient à la longue de ces automates chantans, doués presque toujours de voix extraordinaires. C’est, dans l’ordre des voix, la perfection inouie de l’orchestre du Conservatoire. Il leur suffit de recevoir le ton à l’aide d’un diapason pour s’exercer ensuite des heures entières sans accompagnement, changer vingt fois de morceaux, et se trouver, à la fin de la séance, n’avoir pas varié d’un quart de ton. Essayez pareille expérience, je ne dis pas sur les choristes de nos théâtres, mais sur l’élite de nos virtuoses, et vous verrez le beau miracle qui en résultera. Il est vrai que le tsar y met sa gloire, et tient à sa chapelle comme un pape du temps des Médicis. Nul n’est admis qu’il ne l’ait entendu d’abord ; lui seul juge des ténors, des basses et des soprani, et, pour peu qu’on se relâche à l’endroit de l’intonation, il se charge aussitôt d’admonester et de punir. Un dimanche, au sortir de l’office, sa majesté rencontre son maître de chapelle : « Savez-vous, monsieur Rubini, lui dit-elle, que vos chœurs auraient pu aller mieux ; faites-moi rentrer tout ce monde à l’école, et qu’on se mette à chanter jusqu’à six heures. Quel dommage qu’un pareil système ne puisse convenir à nos mœurs ! comme il réussirait aux choristes du Théâtre-Italien et même de l’Opéra ! N’est-ce pas M. Viennet qui s’écriait un jour à la tribune : « Des libertés ! mais nous en avons trop ! » Parmi ces libertés superflues, le spirituel académicien comptait-il celle de chanter faux, que ces barbares du Nord se sont ainsi laissé ravir, et que nous espérons bien, nous autres, garder toujours ?


H. W.