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vient de faire imprimer un livre vraiment scandaleux, sa défense, où il vous appelle un âne ; pour moi, j’ai été pris d’une telle indignation, que je n’ai pu aller plus loin ; j’ai jeté le livre, je vous l’envoie. J’ai pensé qu’il fallait que vous le connussiez, afin de pouvoir y répondre. » Parfois le ton s’élève à une éloquente gravité. « Que faut-il penser, quand on compare Érasme de Rotterdam, Jean Reuchlin, Mutianus Ruffus et d’autres encore à ces théologiens étroits et bornés, cloués à une inepte routine, ayant déserté les traces des antiques et savans soutiens de l’église, qui marchaient dans la vraie lumière des Écritures ? Également dénués de la connaissance du latin, du grec et de l’hébreu, comment ces tristes théologiens pourraient-ils comprendre les livres saints ? Aussi nous les voyons abandonner l’étude de la véritable théologie pour des argumentations, des disputes et des questions frivoles. Cependant ils se disent les défenseurs de la foi catholique, que personne n’attaque parmi nous. Pourquoi donc, s’ils veulent que leurs disputes aient quelque utilité, ne vont-ils point par le monde prêcher la parole de Dieu comme les apôtres ? pourquoi ne vont-ils pas argumenter contre les Grecs, afin de les ramener dans le sein de l’église ? S’ils craignent de s’aventurer si loin, ne pourraient-ils aller essayer contre les hérétiques de la Bohême la puissance de leurs argumens et de leurs syllogismes ? Ils s’en gardent bien, et s’acharnent à disputer là où on n’a que faire de leurs discussions oiseuses. Mais un jour le Seigneur les visitera, ces stériles ergoteurs ; il enverra de véritables docteurs, profondément versés dans les langues grecque, hébraïque et latine, qui, faisant justice de tant d’absurdes commentaires, de tant de misérables subtilités, apporteront le flambeau de la science, et nous rendront enfin la primitive et vraie théologie chrétienne, comme l’a fait récemment Érasme en corrigeant les livres de saint Jérôme. » Il est entendu que ces véhémentes paroles sont mises dans la bouche d’un mauvais chrétien, destiné à persévérer in pravitate sua, et à mourir in gehenna : l’officieux correspondant du professeur de Cologne en a horreur, et il ne les lui mande que pour qu’il y réponde. Malheureusement Ortwinus Gratius est peu fécond ; on lui écrit de toutes parts, et il ne donne signe de vie à personne : une seule fois il répond à une consultation fort délicate sur l’amour et ses plaisirs. Tout cela est dit d’une manière vive, bouffonne, et donne à connaître les mœurs du temps. Ainsi les vices des moines, leur ignorance, leurs balourdises, étaient flagellés dans les lettres adressées à l’infortuné Ortwinus Gratius, point de mire de toutes ces mordantes railleries. Ces lettres parurent réunies en deux parties, en 1516[1], un an avant les thèses de Luther, sous le

  1. Depuis cette époque, ces lettres ont souvent été réimprimées en Allemagne dans le XVIe siècle. La petite édition de Londres de 1710 est préférable aux éditions allemandes.