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de ces preuves indirectes que l’on vantait si fort ; il n’est pas un nouveau code en Allemagne qui ne règle avec le plus excessif scrupule ce point scabreux d’instruction criminelle. Malheureusement on n’aboutit ainsi qu’à forger des chaînes pour les consciences droites et des expédiens pour les consciences malhonnêtes ; cet arsenal de preuves étiquetées à l’avance et pourvues chacune de leur pénalité, comme d’une irrémissible conséquence, n’est-ce pas, en vérité, la plus sûre ressource de la tyrannie légale ? Jusqu’au jour de cette universelle réforme si impatiemment appelée, il ne manquera pas de tribunaux au-delà du Rhin pour user de ces perfides théories, comme en usa le tribunal de Marbourg contre M. Jordan.

Reconnaissons pourtant qu’il y avait dans ce dernier cas un grief très considérable, et certes on dut regretter beaucoup d’avoir à l’écarter. M. Jordan possédait, d’après l’accusation, certaines chaises sur lesquelles on avait peint les portraits des héros de Hambach ; les chaises apportées comme pièces de conviction, on s’aperçut un peu tard que ces figures étaient celles du grand Frédéric et de ses successeurs. C’était là du moins une preuve directe ; il fallut bien se borner aux indirectes les témoins aidant à leur manière, on en trouva jusqu’à quatorze. Dans ce système-là, plus nombreuses elles sont, plus forte devient chacune d’elles. La première, c’était que M. Jordan avait eu des relations avec les révolutionnaires en général ; la seconde, c’était qu’il avait connu les principaux d’entre les révolutionnaires ; la troisième, c’était que les révolutionnaires lui avaient dépêché des envoyés. Le tout ne faisait donc qu’un même chef, qu’on divisait en trois pour lui donner plus d’apparence. L’avait-on rendu plus sérieux ? En voici l’essentiel : c’était la déposition d’un honnête sycophante. « M. Jordan lui avait raconté qu’un émissaire secret étant venu lui parler de ces projets insensés, il l’avait renvoyé comme il le méritait. Le témoin s’était entretenu lui-même avec M. Jordan de choses politiques, et particulièrement de la situation du pays. » Ce n’est point ici, de ma part, une moquerie cherchée, ce n’est point la parodie du jugement ; c’est le plus clair motif publié dans l’arrêt officiel ; je me trompe, il en est encore de plus significatifs : ce sont les deux derniers indices allégués par ce même arrêt : « M. Jordan avait manifesté son mécontentement au sujet des mesures prises par le gouvernement électoral. — M. Jordan ne s’était pas assez bien comporté durant l’enquête. »

Le cœur se soulève à la fois de dégoût et de colère quand on pense qu’il s’est rencontré des hommes pour prostituer si niaisement les fonctions les plus hautes de l’ordre social, ou par peur ou par flatterie. C’est une étrange pitié qu’il y ait un pays régulièrement administré où l’existence d’un citoyen soit abandonnée sans merci aux caprices de ces inimitiés tyranniques, fût-il lui-même parmi les mieux méritans et les