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Les pamphlets du gouvernement annoncèrent bientôt que c’était un jacobin furieux dont on se délivrait à tout prix, un perfide tribun qui eût mis partout la discorde. Laissons-le se rendre à lui-même ce noble témoignage, dont la lecture appelle je ne sais quelle sympathie mélancolique : « J’ai gagné beaucoup à cette rude école de la vie dans laquelle on n’arrive au but que pas à pas, avec une grande constance et de grands efforts ; j’ai gagné beaucoup à l’observation de la nature, où toutes les variétés des choses ne se développent jamais qu’avec mesure et lenteur ; j’ai gagné beaucoup à l’étude de l’histoire, où je voyais à toutes les pages que les vrais biens sont l’œuvre laborieuse du temps, parce qu’une révolution féconde ne s’improvise pas ; j’ai gagné beaucoup à l’étude de la vie, de la nature et de l’histoire, car c’est ainsi que j’ai appris à me garder de ces entraînemens et de ces impatiences qui lancent la jeunesse à la poursuite des extrêmes : c’est ainsi que je suis devenu le plus décidé partisan d’un système réfléchi de sages progrès et de sages réformes[1]. » M. Jordan était là tout entier ; il ne voulait pas plus, il n’aurait jamais su se contenter à moins ; on ne pouvait ni l’intimider ni l’exaspérer. Cette ferme et flegmatique résolution faisait à la fois son ascendant sur le pays et sa force contre le ministre. L’obstacle le plus irritant pour la fantaisie d’un pouvoir qui vise à régner en dominateur, c’est toujours le sang-froid de quelque intraitable modéré.

La vie publique était désormais interdite à M. Jordan : cette sécurité ne suffisait point à la rancune des gouvernans. Au mois de juin 1839, après six ans passés, six ans d’une existence obscure et inoffensive, M. Jordan est tout d’un coup suspendu de ses fonctions universitaires. Les gendarmes envahissent sa maison et fouillent ses papiers ; quelques semaines s’écoulent ; le ministère donne l’ordre de le mettre en prison ; la politique dicte, la justice obéit ; toutes les formes garanties par la constitution de 1831 sont audacieusement violées ; le prévenu demande sa liberté sous caution : il a droit de l’avoir, on la lui refuse ; il tombe malade, en septembre 1841, au milieu des fatigues d’une enquête odieuse ; on le transporte chez lui sous bonne garde ; la commisération de ses juges éloigne un instant les garnisaires de son lit de douleur ; on s’irrite en haut lieu de tant d’indulgence, on lui renvoie des gendarmes, on le ramène au cachot, et l’on change le président du tribunal, qu’on ne trouvait plus assez docile. En 1842, la cour suprême de Cassel autorise M. Jordan à fournir enfin caution ; il est encore obligé de se constituer prisonnier en 1843, et l’on parvient alors à prononcer la sentence. Quelle sentence et quel crime ! Il s’agissait toujours de 1833 et de l’attentat de Francfort : on avait usé près de dix années à ourdir dans l’ombre des trames abominables pour rattacher une victime de plus à cette date funeste.

  1. Défense de M. Jordan par lui-même.