Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/108

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dont aujourd’hui l’abondance de nos ressources rend l’exécution facile, et dont nos griefs récens et nos plaies saignantes attestent la justice.

Qu’il me soit permis, en terminant, de rassurer ceux qui depuis trois mois ne cessent de s’attrister sur l’état de délabrement et d’exténuation où ils se dépeignent nos troupes. J’ai vu celles-ci au milieu de leurs épreuves, j’ai vécu avec elles, et je n’ai jamais imaginé qu’elles fussent, comme Benjamin et comme Judas, sans force et sans vertu. J’ai vu des hommes fortifiés plutôt que lassés par des luttes incessantes avec les élémens et avec les besoins de leur propre organisation, bronzés par leur contact continuel avec de dures circonstances, et qui portaient certainement un lourd fardeau de misères et de fatigues, mais qui sous ce poids marchaient vaillamment et comme avec la conscience d’avoir au dedans d’eux-mêmes un grand fonds encore inépuisé d’énergie réactive. Avec leurs figures sérieuses, leurs vêtemens rapiécés et leurs bâtons à la main, les soldats de l’armée d’Afrique ne m’ont nullement apparu, ainsi que l’a dit agréablement un journal, pareils à des mendians ; ils m’auraient plutôt rappelé ces mâles pèlerins de Terre-Sainte qui, ayant quitté leur coin de terre, leur chaumière, leur famille, les pieds poudreux, le visage amaigri, les habits en lambeaux, marchaient, marchaient toujours, courbés sous la souffrance, mais se redressant avec orgueil et avec joie chaque fois qu’ils croyaient apercevoir la Jérusalem de leur espérance. En Afrique, il y a des jours où sous la pluie, après de longues marches, loin de l’ennemi, les courages se voilent ; mais, à la moindre apparence d’un combat, à la moindre chance entrevue de joindre l’ennemi, de faire un beau coup de main, tout rayonne de nouveau. Il ne faut pas se figurer que ces hommes n’ont pas, aussi bien que leurs pères du moyen-âge, un idéal qui les soutient et les relève. Dans le vide, tout tomberait à plat. Ils savent qu’ils ont donné à la patrie une partie de leur existence, et pendant ce temps ils agissent comme s’ils ne s’appartenaient pas. La patrie leur dit de partir et ils partent, de souffrir et ils souffrent, de mourir et ils meurent. Dans leur ardeur à agir, dans leur force à supporter, il y a un sentiment du beau et du bien, qui est plus ou moins confus selon le développement de l’individu, mais qui ne peut échapper à l’observateur attentif, même lorsqu’il échappe à celui qui au fond de l’ame s’en inspire. Il y a dans la pratique du renoncement à soi et dans la conscience de l’effort, même à travers les douleurs qui quelquefois l’accompagnent, de tels retours de contentement intérieur ; il y a dans la vie des camps, dans cette communication continuelle avec la nature, dans la fascination de l’inattendu, dans l’attraction qu’exerce le but proposé, de telles consolations, des excitations si sereines, quelque chose de si vivifiant, qu’on ne sait pas si l’on doit plaindre ceux qui passent ainsi leurs jours. À mon avis, la louange leur va mieux que la pitié ; j’avoue n’avoir jamais pu accepter autrement que