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quoique ces arcs ne pussent pas se superposer ni se transformer en d’autres lignes propres à admettre une comparaison directe. On sait qu’en géométrie le principe de superposition, appliqué directement ou après quelques transformations, sert généralement à juger de l’égalité ou de l’inégalité de deux quantités, et l’on conçoit que l’introduction dans la science d’un nouveau moyen de comparaison ait pu produire depuis Fagnani des résultats inattendus.

Cette théorie des transcendantes elliptiques, à laquelle M. Jacobi doit une partie notable de sa réputation, et dont pendant long-temps Legendre, en France, s’occupa presque seul, a été cultivée en Allemagne par d’autres géomètres qu’il est impossible de ne pas mentionner ici. Déjà, au commencement de ce siècle, M. Gauss avait énoncé, dans ses Recherches arithmétiques, des propositions qui pouvaient donner une idée des immenses progrès qu’il avait faits dans cette carrière ; mais, par une disposition d’esprit qui a été souvent signalée, l’illustre géomètre de Goettingue semble satisfait dès qu’il a fait une découverte, et ne s’empresse jamais de publier ses travaux. Aussi, lorsqu’en 1827, un jeune géomètre norvégien, Abel, fit paraître à Berlin, dans le journal si estimé de M. Crelle, des recherches admirables qui paraissaient renfermer en grande partie les découvertes inédites de M. Gauss sur cette matière, celui-ci se contenta d’applaudir aux progrès de ce nouvel athlète, et, dans une lettre qui a été imprimée, sembla voir avec une espèce de satisfaction qu’un autre l’eût prévenu, et lui eût épargné de la sorte le souci de faire imprimer son ouvrage. Il faut s’appeler M. Gauss pour céder ainsi sans regret des découvertes de cette importance !

M. Jacobi répondit sans retard à ce premier appel du géomètre norvégien, et, pendant deux années, on vit ces deux jeunes et infatigables champions étonner les géomètres de l’Europe par le nombre et la rapidité de leurs découvertes ; mais, hélas ! ce beau spectacle ne devait pas durer long-temps, et M. Jacobi, auquel l’Académie des Sciences de Paris vient d’accorder une distinction si flatteuse, doit sans doute regretter son infortuné rival, mort à vingt-sept ans, et dont les derniers momens ne furent pas exempts de poignantes angoisses. Abel était pauvre, et, quoiqu’il eût dans son pays des amis dévoués, à la tête desquels il faut placer son ancien maître, M. Holmboe, qui a été plus tard l’éditeur de ses ouvrages[1], il fut toujours dans une position malheureuse. Un travail infatigable, l’abandon dans lequel on le laissait, l’incertitude de son avenir, minèrent sa santé, et il mourut d’une maladie de poitrine presque sous le pôle, aux forges de Froland, où il s’était réfugié dans l’hiver de 1829.

Il faudrait pouvoir raconter une à une les souffrances de cette longue agonie. Dans les lettres de lui qui ont été publiées, on voit qu’il en était venu jusqu’à douter de son propre talent. Tout se réunissait pour l’accabler. D’admirables travaux qu’il avait présentés à une illustre académie furent d’abord oubliés par les commissaires, qui ne s’en occupèrent que lorsque l’auteur avait cessé d’exister. Une invitation du gouvernement prussien, pour qu’Abel allât s’établir à Berlin, n’arriva à Froland que quelques jours après sa mort. Une lettre adressée en 1828 au roi de Suède par MM. Legendre, Poisson, Lacroix et Maurice, membres de l’Institut, dans laquelle ils lui demandaient de prendre sous sa protection ce

  1. Voyez les Œuvres complètes d’Abel. Christiana, 1839. 2 vol. in-4o.