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Lord John Russell a rassemblé ses amis et leur a déclaré qu’avec leur consentement il s’opposerait aux deux mesures qu’on allait encore soumettre à la chambre, à la seconde lecture du bill de coercition contre l’Irlande, et à l’établissement d’un droit sur le sucre colonial. Les whigs sont là sur leur terrain, et sur ce terrain ils acceptent l’alliance des vrais tories sans l’avoir demandée. Ceux-ci renonceront à leurs principes les plus chers pour renverser l’homme qu’ils accusent de les avoir trahis ; ardens protectionnistes, dominateurs implacables de l’Irlande, ils voteront pour la liberté de l’Irlande et pour la liberté du commerce. Sir Robert Peel eût pu déjouer les plans des coalisés en recourant à l’adresse ; il pouvait ajourner le bill de coercition ; il pouvait présenter d’abord le bill du sucre colonial, où il avait chance de réunir à lui quelques voix de plus par la peur d’encourager l’esclavage en favorisant le produit du travail servile. Il dédaigne tous ces demi-moyens, et compte que les libéraux craindront de perdre le fruit de leur campagne en laissant si beau jeu contre lui aux protectionnistes ; quelques-uns déjà sembleraient lui donner raison en refusant d’accéder aux résolutions concertées chez lord John Russell. Cette confiance le sauvera-t-elle, et tient-il beaucoup lui-même à être sauvé ? C’est ce que nous verrons à la discussion. Tomber sur la question de l’Irlande, ce n’est point un déshonneur pour un ministère qui a commencé avec les tories. On reproche à sir Robert Peel de ne s’être point assez occupé de ce malheureux pays, ou de s’y être mal entendu ; on oublie son bill des collèges, et bien mieux encore, cet immense développement atteint sous ses auspices par l’instruction primaire. On n’avait pas fait de si grande chose depuis le bill d’émancipation ; on n’en fera jamais de plus grande tant qu’on ne touchera pas à l’organisation territoriale.

Ces débats sont, du reste, un éclatant exemple de la manière simple et franche dont on peut appliquer les principes constitutionnels. L’Angleterre nous fournit là de belles leçons, et nous devrions bien en profiter : leçons de gouvernement, leçons d’opposition. Les chefs du gouvernement ne sont pas persuadés que le premier intérêt de l’état soit le maintien de leurs personnes au ministère ; comme ils ont de grosses affaires en main, ils savent se retirer, si les affaires ne se font pas à leur sens, et se réserver à propos pour les reprendre à leur tour. L’opposition elle-même est toute prête pour agir lorsqu’elle passe de minorité en majorité ; elle a ses guides reconnus, son ensemble, sa discipline. En sommes-nous là ? Voyons-nous jamais, par exemple, quelque délibération commune à la façon de celle que présidait lord John Russell la semaine dernière ? Il réunit ses amis et ses alliés politiques, leur soumet publiquement ses intentions, et en appelle à leur conseil ; il y a discussion libre pour décider s’il portera lui-même la parole à la tribune, ou s’il la cédera ; tout est arrêté, convenu d’avance ; c’est un gouvernement en face d’un gouvernement, et l’illustre leader paraît bien plutôt un ministre responsable qu’un général absolu. Voilà comment on élève un grand parti. Nous n’avons chez nous ni ces maximes ni ces habitudes ; aussi est-ce oublier notre histoire, disent les Anglais, que de prétendre nous arroger des institutions parlementaires ; il nous en manque à la fois la science et le goût ; ces institutions veulent être aimées pour elles-mêmes ; elles ne fonctionnent qu’à la condition qu’on y apporte une certaine somme d’activité spontanée ; nous nous laisserons toujours aller où nous poussent les circonstances et les individus. — Il ne faut pas croire à cette lâche impuissance et désespérer