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ces travestissemens d’idées, de sentimens, de langage, qui règnent dans la littérature. C’est à ce point de vue surtout que les Essais acquièrent une signification sérieuse et méritent d’être mis en regard des choses qu’ils combattent.

Au surplus, ce n’est pas sans dessein que nous opposons ici aux excès du roman et de la poésie les tendances contraires qui peuvent se manifester dans la critique. C’est pour y chercher, en compensant les uns et les autres, quelques indices généraux qui nous puissent conduire. Ramenons, s’il se peut, ces mille détails d’analyse à une conclusion unique et profitable. Quelle impression dernière emporte l’esprit après avoir pesé la valeur de tant d’œuvres diverses ? C’est qu’il est bien vrai d’abord que le sentiment littéraire a perdu de sa force et se corrompt chaque jour davantage. Sans doute il est parmi nous des hommes de génie et un plus grand nombre encore d’hommes distingués qui ont gardé en eux-mêmes l’intime amour des lettres et la conscience de leur noblesse ; mais leur exemple n’est-il pas méprisé ? Leur sobriété n’a-t-elle point été tenue pour de l’impuissance, leur délicatesse pour un puritanisme passé de mode ? Le courant détourné est ailleurs, courant factice créé par des ambitions égarées, suivi par les volontés faibles, qui charrie dans ses eaux tous les abus et toutes les vulgarités. Ne dirait-on pas que la raison s’est retirée dans cette cellule secrète dont parle Milton, laissant l’imagination poursuivre seule la réalisation de ses plans chimériques ? Cette rupture accomplie, le génie de l’art a été vaincu, la notion de ses lois s’est obscurcie, et le niveau littéraire s’est abaissé progressivement, naturellement, au milieu des efforts redoublés pour dissimuler cette chute. Si le mal est profond et incontestable, s’il est aggravé encore par cette passion âpre et violente de l’intérêt qui est venue s’y mêler, ce qui n’est pas moins avéré à nos yeux, c’est qu’il est inutile d’aller chercher le remède dans les restrictions d’une autre époque. C’est à l’art moderne lui-même qu’il faut demander de moraliser ses conditions d’existence, de regagner sa dignité mise en péril, de se poser ses règles, de se fixer un but : là est son avenir. Perverti par l’abus de la liberté, il semble que tout s’accorde pour le ramener, dans la mesure que permet notre temps, à un sentiment élevé de l’ordre, à une mâle simplicité, à une connaissance plus précise et plus exacte de la nature morale, et à la pureté du langage ; c’est une réforme d’un autre genre qui est aujourd’hui à tenter après la première. Cette réaction salutaire serait-elle même un fait nouveau dans l’histoire intellectuelle de la France ? N’a-t-on pas vu un phénomène semblable à la fin du XVIe siècle ? Au sortir de cette orageuse époque, il y eut aussi ces mêmes symptômes de lassitude, de relâchement et d’attente. La pensée littéraire faiblit et s’abaissa durant cette période sourdement travaillée des premières années du XVIIe siècle, et elle se releva bientôt à la hauteur de Corneille, de Molière et de Racine. Nous ne nous faisons pas les prophètes de telles grandeurs, et nous ne les nierons pas d’avance non plus ; il nous suffit pour le moment de voir quel horizon nouveau s’ouvre devant les esprits, lorsqu’après des agitations qui changent le monde et produisent une confusion passagère où toutes les violences sont possibles, ils se rejoignent dans un besoin commun de certitude et de règle.


CH. DE MAZADE.