Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/1045

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et auraient perdu ce ressort vigoureux qui était tout à la fois un gage de stabilité et de progrès. Or, c’est une nécessité dont, par une inconséquence généreuse, l’auteur des Essais ne paraît pas plus convaincu que nous-même.

M. Saint-Marc Girardin ne tombe-t-il pas aussi dans un de ces piéges que lui tend sa raison en cherchant à définir la position de l’homme de lettres ? Considérer la littérature comme un beau loisir, c’est un rêve assurément, car le propre d’un loisir, c’est d’être un repos, un amusement, un fait passager dans la vie d’un homme, et le caractère de la littérature n’est-il pas le plus souvent de se montrer comme une passion grandiose qui occupe toutes les avenues d’une ame d’élite ? La ranger aujourd’hui parmi les professions ordinaires, peser ses chances diverses de profit et de perte, lui demander ce qu’elle ne peut avoir, une organisation, une hiérarchie, un avancement régulier, n’est-ce point déjà la méconnaître ? n’est-ce point, en outre, accepter une dangereuse conformité d’opinions avec ceux qui prétendraient la transformer en métier ? Il faut laisser de côté les abus, les violences faites autour de nous au succès, et ces petits larcins de renommée dont on peut s’affliger. Dans la sphère élevée où nous la plaçons, ce qui fait au contraire le mérite de la littérature, c’est que pour les hommes c’est toujours une vocation exceptionnelle, c’est qu’aucune voie publique n’est tracée pour y arriver, si ce n’est la voie de l’inspiration ou du travail. N’est point homme de lettres qui veut ; il ne suffit pas d’un brevet, ou d’une patente, ou d’un puéril mouvement de vanité. Le brevet, c’est l’écrivain lui-même qui se le donne en produisant une œuvre excellente, et dès-lors son rang est marqué : il n’a pas besoin d’ajouter à sa valeur personnelle la valeur de son état. M. Saint-Marc Girardin, nous le savons, a eu en vue surtout de détourner ces résolutions maladives que la présomption domine, ou qui ne voient dans les lettres qu’une ressource extrême au service de toutes les vocations indécises ; mais alors pourquoi en tirer des inductions générales au sujet de la profession même ? Ne serait-il pas mieux d’opposer les grandeurs de cette profession à la puérilité de ces esprits incertains, inquiets, qui mettent leur ambition à la suite de tout ce qui flatte l’orgueil, et ne sont poussés que par cette étrange démangeaison d’écrire que Molière frappait d’un trait ineffaçable ?

C’est ainsi, il nous semble, que l’auteur des Essais arrive par momens à amoindrir la pensée morale, et comment, dès-lors, ses vues sur les œuvres littéraires elles-mêmes qui en sont l’expression ne seraient-elles pas quelquefois incomplètes ? Restreindre l’horizon devant soi, en effet, n’est pas une moindre cause d’erreur que de le trop étendre. Des deux côtés, la vérité échappe : ici, elle se perd dans le vague, dans la confusion, elle s’annihile ; le regard voit tout et ne voit rien ; là, c’est une vérité de détail, vérité partielle qui souvent est en contradiction avec la vérité générale plus élevée et plus large. C’est entre ces deux écueils que doit se placer le bon sens pour saisir les lois particulières de la morale et de la littérature, et les rapports essentiels qui les unissent. Les Essais restent d’ailleurs, malgré ces points contestables, l’œuvre d’un esprit brillant, vif et éclairé. Leurs défauts mêmes, à vrai dire, nous les comprenons ; nous les voyons naître d’un mouvement légitime de répulsion. Abuser du bon sens, certes est un excès peu commun aujourd’hui, et contre lequel il ne paraît nécessaire je prémunir personne. Si la sévérité de l’auteur est parfois poussée à l’extrême, ne faut pas la séparer du terrain où elle s’exerce ; il faut la mettre à côté de