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fera-t-elle douter de la poésie de la gloire ? Parce qu’une révolution terrible dans sa grandeur a vu naître au service de toutes les causes d’irrécusables héroïsmes, qu’elle a dévoré d’innombrables victimes, les plus hautes et les plus humbles, des femmes et des poètes que devait préserver la faiblesse ou le génie ; parce que le Moniteur, froid confident des triomphes et des deuils, a retenu leurs noms, le jour et l’heure où ils rendirent la vie, et, pour ainsi dire, leur attitude dans ce moment suprême, ces détails certains empêchent-ils la poésie du malheur ? Parce que les changemens de notre société sont inscrits dans des décrets, dans des lois, sera-t-il interdit à chacun d’en rechercher les effets dans son propre cœur, de descendre en lui-même pour voir quelles croyances s’éteignent ou vivent encore, quels sentimens passent ou conservent leur force ? Aujourd’hui même, dans cette impulsion nouvelle donnée au travail, dans cette brûlante et rapide activité des communications qui effacent les distances, relient les peuples et montrent l’homme aux prises avec la nature, fouillant la terre, cherchant à déjouer les caprices de la mer, n’y a-t-il point des mystères saisissables pour la muse attentive ?

Ce que nous voulons dire, il est aisé de le croire, ce n’est pas qu’un compte-rendu du tribunal révolutionnaire, la narration officielle du couronnement ou un procès-verbal de chemin de fer soient choses qu’il faille se presser de mettre en vers ; c’est seulement que la poésie ne meurt pas, étouffée par l’exactitude de certains faits : elle en peut vivre au contraire. La réalité elle-même n’est point la poésie, mais elle vient s’offrir à l’ame recueillie qui l’observe ; elle l’environne et l’excite. Triomphante, elle en fait jaillir un chant de victoire ; douloureuse, elle lui arrache un cri de regret et d’amertume : inspirations toujours bienvenues ! Quel que soit notre respect pour la vérité minutieuse des événemens, il ne faut pas dire qu’elle exclut la vérité idéale qui se produit avec plus de liberté. D’un autre côté, si bien que nous nous laissions aller aux occupations vulgaires, si bien que nous cherchions même à nous passionner pour les intérêts grossiers, pour les améliorations purement matérielles, il y a toujours en nous quelque chose qui résiste ; il y a une part de nous-mêmes qui ne se contente pas de cette satisfaction. L’esprit a besoin d’une autre nourriture ; il a d’autres désirs, d’autres attachemens sérieux, quoique indistincts. C’est à ces désirs, à ces attachemens que répond la poésie, cette forme la plus élevée, la plus délicate, la plus pure, de la pensée humaine. C’est ce qui explique l’accueil fait de nos jours aux Méditations, aux chansons de l’auteur des Souvenirs du Peuple, aux Feuilles d’automne, aux Messéniennes, à Éloa, aux Consolations, à Rolla. Et aujourd’hui encore n’y a-t-il pas comme un réveil soudain et momentané, soit que M. de Vigny écrive ces strophes d’une noble mélancolie de la Maison du Berger, soit que M. de Musset fasse briller quelques-uns de ces éclairs d’autrefois qui lui étaient naturels, soit que d’autres poètes plus jeunes laissent voir par intervalles une inspiration sérieuse et digne. — La cause du déclin général dont nous sommes témoins n’est donc ni dans l’absence de tout élément poétique, ni dans le défaut de sympathie de la part du public ; elle est dans l’étrange abus de l’imagination, dans le mépris puéril des lois de l’art. Ici comme ailleurs, la médiocrité est entrée en conquérante, et le public déçu l’a laissée à ses oiseux passe-temps. Pourquoi s’intéresserait-il à ce système qui est arrivé à tout faire passer pour de l’inspiration, à créer ces classifications ingénieuses de poésie sociale, poésie pittoresque,