Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/1035

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fils de l’instituteur, le brave Claude Noirel, après avoir chanté le dimanche au lutrin de sa plus belle voix. Ce n’est pas Claude qui appellera ce cœur plein de mille délicatesses au combat de la passion. C’est le jeune Roger, rentré récemment au château voisin de Bigny, et précédant son père, le comte des Songères, qui avait quitté le pays depuis vingt ans, depuis la mort de sa femme, pour aller se fixer en Allemagne. Roger a sauvé l’honneur du presbytère dans un moment grave, dans un moment où l’évêque venait visiter Saint-Sylvain, et où il n’y avait guère à lui offrir qu’une table bien propre, un peu de pain, quelques fruits et de la meilleure eau du village. D’ailleurs, François Paty a recueilli, il y a vingt ans, le dernier soupir de la mère du jeune homme, tuée par la dureté de M, des Songères. Roger a donc bien des motifs de venir désormais à Saint-Sylvain. Enfant d’hier, et ayant vécu toujours dominé par les rigueurs de son père, il trouve là des cœurs simples et bons, François Paty et Catherine, qui, dans son innocence, ne cache pas sa joie de le voir. Chaque jour, il se sent davantage attiré ; bientôt il est attendu par Catherine. Que dire encore ? Sous les yeux du bon curé, qui ne connaît pas la foudroyante rapidité de la passion humaine, les deux jeunes gens se jurent une mutuelle et inviolable tendresse. C’est comme une aurore dans ces deux ames. C’est l’amour dans sa virginale noblesse, avec tous ses ravissemens et cette confiance qui se promet si bien l’avenir. Et cependant, dans cet horizon de bonheur, il y a le point noir qui annonce l’orage ; ce point, c’est l’inégalité des conditions des deux amans.

Tant que Roger est laissé à lui-même, à la conscience de ses nobles promesses, il se fortifie dans son amour ; mais bientôt son père, le comte des Songères, arrive à Bigny avec sa sœur, Mme Barnajon, qui lui dispute ses propriétés devant les tribunaux, et il a rêvé d’éteindre ce procès dans le mariage de son fils avec Mlle Malvina Barnajon, jeune fille du monde habituée à la vie brillante, aux succès de salon. Roger est le type de ces natures droites, mais faibles, qui résistent à une attaque ouverte, opposent le sentiment inflexible de leur honneur aux lâches transactions qu’on leur commande, et qui, sans savoir comment, cèdent peu à peu, sentent faiblir leurs plus fermes volontés en présence des ruses, de l’habileté, qui les circonviennent, au milieu des obstacles qu’on renouvelle pour mieux les épuiser. Aussi, lorsque son père vient heurter violemment son amour, il se redresse de toute la force d’un sentiment généreux ; dès que M. des Songères se joint à sa sœur et à Mlle Barnajon pour le lasser ou le détourner par toute sorte de blessures secrètes ou de séductions, l’incertitude pénètre en lui. Et Catherine, d’un œil clairvoyant, aperçoit bien cette lente défaite de son amour ; elle la voit dans les absences plus fréquentes, dans les hésitations de Roger. Celui-ci revient à la fin, il est vrai, ayant senti renaître un moment sa fidélité inquiète ; mais alors il n’est plus temps. Le hasard précipite la déchirante rupture. François Paty, mourant comme il a vécu, est près d’expirer pour être allé, au milieu d’un incendie, sauver un enfant, et, sur son lit de mort, Catherine lui révèle les anxiétés de son ame ; suprême entretien où le vieux prêtre amène la jeune fille à sacrifier ses rêves les plus chers à quelque chose de bien vieux, bien usé, bien terriblement caduc aujourd’hui, — au devoir ! et Dieu sait ce que ce pauvre cœur, où l’oubli ne saurait plus entrer, contient de larmes étouffées, d’angoisses silencieuses, d’inconsolables douleurs !