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Clélie, qui toutes iront s’ensevelir également dans l’ennui avant que le temps ôte rien à l’immortelle jeunesse du Cid.

Que M. Dumas se soit laissé aller sans résistance à ce torrent, cela ne devrait pas surprendre peut-être après un examen réfléchi, et signifierait au besoin une chose : c’est que ces facultés énergiques qui frappaient d’abord en lui pourraient n’avoir été que les velléités d’un cerveau brûlant, velléités entraînantes, lorsqu’elles se nourrissaient du feu de la jeunesse, et devenues ensuite inhabiles à se fixer, à se transformer en une volonté sérieuse et forte, à prendre, en un mot, cette consistance qui fait le génie. M. Dumas ne l’a-t-il pas prouvé en abordant avec une sorte de passion tous les genres, même la tragédie, sans pouvoir s’arrêter à aucun ? Il lui fallait dès-lors une autre issue, où ses fougueux élans, qui ne parvenaient pas à se régler, se pussent produire à l’aventure, en dehors de nécessités littéraires plus élevées. Cette issue s’est trouvée, et l’auteur des Trois Mousquetaires l’a saisie comme une voie que réclamaient ses instincts. On en pourrait dire autant de quelques autres auteurs ; mais Mme Sand ne pouvait-elle aspirer à un meilleur rôle ? L’écrivain qui avait si heureusement rencontré la mesure de l’art et de ses qualités propres, qui a fait cette suite d’ouvrages, Indiana, Valentine, André, Mauprat, et gardait encore en lui de si fécondes ressources d’émotion, avait-il besoin d’aller chercher des élémens ailleurs que dans la poésie même ? Mme Sand a trouvé sur son chemin deux mortels ennemis qu’elle n’a pu vaincre, et qui lui ont fait déjà plus d’une blessure, le socialisme et le feuilleton. C’est par là que l’inégalité est entrée dans son talent. Au lieu de ces romans dont nous parlions et qui se succédaient sans révéler de faiblesse, de sommeils passagers de l’inspiration, elle a fait des œuvres froides, alanguies par l’esprit de système, telles que le Meunier d’Angibault, à côté d’autres œuvres chaudes de passion comme Isidora. Aujourd’hui encore il faut passer par Teverino avant d’arriver au charmant récit de la Mare du Diable. — Teverino, à vrai dire, n’est point un roman, c’est une conversation accidentée qui se poursuit sur les chemins, à laquelle des personnages inattendus viennent se mêler, sans point de départ et sans dénouement. Que voit-on en effet ? C’est sur une frontière d’Italie qui n’est point fixée, à côté du petit village de Saint-Apollinaire ; lady Sabina G… paraît livrée à un profond ennui dans sa villa ; elle aurait besoin de quelque scène qui réveillât l’émotion dans son cœur blasé. Justement Léonce vient la prendre un matin, et demande à la jeune femme de se fier à lui pour la promenade qu’ils vont faire. Il la frappe par l’attrait de l’inconnu qu’il lui promet. Déçu lui-même par l’usage de la vie, refroidi par l’habitude de trop observer, implorant avec la même ardeur le nouveau, il veut la soumettre à une expérience, voir si l’imprévu ne ferait pas jaillir quelque éclair dans cette ame incertaine, et il a recours au hasard pour guider leur course. Sabina et Léonce s’aiment-ils, puisqu’ils partent, à l’aurore, tous deux dans une voiture, comme deux amans que l’inquiétude réveille ? C’est ce qu’on pourrait croire, s’ils ne se donnaient, par leurs paroles, de si fréquens témoignages d’un autre sentiment, indifférence, dépit ou haine, S’il n’était visible surtout que leur cœur est dans cet état compliqué où il est incapable d’un mouvement franc, naturel et décidé. Chemin faisant, ils recueillent d’abord, comme un chaperon dans leur tête-à-tête, un brave homme, le vieux curé de Saint-Apollinaire, fort occupé de savoir comment on se nourrira durant